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La liberté scientifique en danger sur les cinq continents

Manifestation à Budapest contre la politique du gouvernement Orban en matière de recherche et d'éducation, le 24 novembre 2018. Attila Kisbenedek/AFP

Un rassemblement de soutien à Fariba Adelkhah et Roland Marchal se tiendra ce mardi 11 février à 12h30, place du Trocadéro à Paris. L'occasion de relire cet article qui revient sur leur situation et sur la liberté des chercheurs dans le monde au sens large.

Le 24 décembre, Fariba Adelkhah, anthropologue, emprisonnée en Iran depuis le 5 juin, co-signait une lettre avec sa collègue d’infortune, l’universitaire australo-britannique Kylie Moore-Gilbert, dans laquelle l’une et l’autre annonçaient qu’elles se mettaient en grève de la faim pour obtenir la reconnaissance de leur innocence et le respect des libertés académiques dans la République islamique et l’ensemble du Moyen-Orient. Kylie Moore-Gilbert a pour sa part été arrêtée en 2018, et condamnée à dix ans de prison pour « espionnage ». Fariba Adelkhah est détenue, on l’a dit, depuis le 5 juin 2019, avec son collègue et compagnon Roland Marchal. La justice a renoncé au chef d’inculpation d’espionnage à son encontre, mais continue de la poursuivre pour « atteinte à la sécurité nationale » et « propagande contre la République islamique ». Roland Marchal, qui n’est pas formellement inculpé, est soupçonné de « collusion » avec Fariba Adelkhah.

Ces trois universitaires sont des « prisonniers scientifiques », en ce sens qu’ils n’ont jamais eu d’activité politique en Iran, ou à propos de l’Iran, et que seuls leurs travaux servent de prétextes à leur incarcération. Leur cas est loin d’être isolé. On estime à une dizaine ou une quinzaine le nombre d’universitaires occidentaux détenus sur cette base arbitraire en Iran. Nombre approximatif, car tous les noms ne sont pas divulgués, de par la volonté des familles ou à la demande des diplomates qui espèrent mieux négocier à l’abri de la surenchère nationaliste en Iran ou de la pression des médias en Occident.

Banderole accrochée au-dessus de l’entrée de l’Institut d’études politiques de Paris, 21 octobre 2019. CERI/Sciences Po

Le marchandage iranien

En effet, il ne s’agit de rien d’autre, selon toute vraisemblance, que d’un marchandage, d’ordre financier, ou visant à obtenir un échange de prisonniers. L’Iran est coutumier du fait. En France, la doctorante Clotilde Reiss en avait fait les frais en 2009.

Les auteurs de ces prises de gages universitaires sont les Gardiens de la Révolution, une armée créée en 1979 pour doubler l’armée régulière tenue en suspicion, qui s’est illustrée pendant la guerre contre l’Irak, mais aussi en matière de sécurité intérieure, bien qu’elle soit politiquement divisée et qu’elle ne joue pas forcément un rôle majeur dans la répression des mouvements populaires (elle est en partie composée de conscrits qu’il est difficile d’engager contre la foule).

Les Gardiens de la Révolution dépendent directement du Guide de la Révolution, du point de vue constitutionnel ; mais, surtout, ils ont acquis une grande autonomie d’action, tout en étant parties prenantes du système de décision collégial qui caractérise la République islamique, au sein notamment du Conseil du discernement de la raison d’État et du Haut Conseil de sécurité nationale.

Dans le contexte des sanctions internationales contre l’Iran et du retrait unilatéral des États-Unis de l’accord nucléaire de 2015, ils développent une réponse du faible au fort. Ils sont en quelque sorte les ennemis complémentaires des « faucons » de l’administration Trump avec laquelle ils déploient une chorégraphie bien réglée au bord du gouffre, comme l’ont illustré l’exécution extrajudiciaire par les États-Unis du général Soleimani, le commandant de leur force d’intervention extérieure, et leurs représailles soigneusement calculées à la suite de cet assassinat. Leur mode d’action suscite la désapprobation ou la colère du gouvernement de Hassan Rohani, et notamment du ministère des Affaires étrangères. Leur implication dans la destruction du Boeing ukrainien et leur gestion politique de cette tragédie ont révélé l’ampleur du conflit au sein du régime.

Il n’empêche que, sur le plan du droit international, l’Iran n’a qu’une seule voix légitime, celle de son gouvernement, reconnu par les Nations unies, et tenu par les déclarations, traités et conventions dont il est signataire. La République islamique ne peut constamment se défausser sur ses contradictions internes. L’impunité dont elle bénéficie en la matière doit cesser, et les milieux universitaires, au premier chef européens, doivent trouver une réponse adaptée.

Les scientifiques, et singulièrement les chercheurs en sciences sociales, sont en effet les idiots utiles de cette conception prédatrice des relations internationales. Au regard des opinions publiques du Moyen-Orient, que l’épisode colonial a traumatisées, ils sont toujours suspects d’être des espions, comme l’avait déploré Fariba Adelkhah elle-même, dans une lettre ouverte prémonitoire adressée au président Mahmoud Ahmadinejad pour dénoncer, en 2009, le procès contre Clotilde Reiss. En outre, leur capacité de nuisance dans les médias et sur la scène internationale est moins grande que celle des journalistes, des humanitaires ou des diplomates. Ils fournissent donc un stock d’otages de basse intensité dont le marchandage peut paraître commode. Ils ne sont pas les seuls dans cette situation. Les petits hommes d’affaires et le personnel des ONG sont également bien pratiques, ainsi que le suggère la détention, depuis 2016, de la citoyenne iranienne et britannique Nazanin Zaghari-Ratcliffe, toujours sous cette accusation-valise d’espionnage.

Richard Ratcliffe, l’époux de Nazanin Zaghari-Ratcliffe, en grève de la faim devant l’ambassade iranienne à Londres pour réclamer la libération de sa femme, le 25 juin 2019. Daniel Leal-Olivas/AFP

Répression contre les chercheurs, au Moyen-Orient et ailleurs

L’Iran n’est pas le seul pays à prendre ses aises avec la liberté scientifique. Comme le rappellent Fariba Adelkhah et Kylie Moore-Gilbert dans leur lettre du 24 décembre, les universitaires payent un lourd tribut à la répression d’État dans l’ensemble du Moyen-Orient. En Égypte, en 2016, la police politique a même sauvagement torturé et assassiné un doctorant de l’Université de Cambridge, Giulio Regeni, qui avait le tort de travailler sur les syndicats ouvriers indépendants. En Turquie, le gouvernement mène une répression de masse contre l’Université. Dans les Émirats arabes unis et autres pétromonarchies, l’ouverture d’annexes des plus grandes universités du monde occidental, dont la Sorbonne, ne peut cacher l’étouffement des libertés académiques derrière la vitrine. En Inde, le gouvernement ultranationaliste de Narendra Modi s’en prend lui aussi à ces dernières.

La pression politique est patente dans les démocraties « illibérales » d’Europe centrale et orientale. Chose nouvelle, la recherche environnementaliste est désormais visée dans les pays démocratiques, aux États-Unis, au Brésil, mais aussi en France, sous prétexte de maintien de l’ordre et de lutte contre le terrorisme, à la faveur de la constitutionnalisation de diverses dispositions légales ou administratives jadis propres à l’état d’exception. Et, depuis le 11 Septembre, les travaux sur l’islam sont sous haute surveillance de par le monde.

Par ailleurs, le poids financier et commercial des pétromonarchies et de la Chine dans les institutions et les maisons d’édition universitaires occidentales placent celles-ci sous leur influence, voire leur censure. Un peu partout, les « procédures-bâillon » (Strategic lawsuit against public participation, SLAPP), à l’initiative des entreprises et à l’encontre des universitaires dont les travaux leur semblent menacer leurs intérêts, se multiplient. La menace de l’instauration d’un « climat de censure » généralisé est bien « globale », comme on dit désormais à tout-va, et comme le suggère la lecture du livre Liberté de la recherche. Conflits, pratiques, horizons, coordonné par Mélanie Duclos et Anders Fjeld (éditions Kimé, 2019).

Des étudiants turcs protestent contre la politique du gouvernement et du Conseil de l’enseignement supérieur lors d’un rassemblement à Ankara le 9 novembre 2014. Les pancartes proclament notamment : « Les universités appartiennent aux étudiants et elles seront libres avec nous ». Adem Altan/AFP

Comment réagir ?

C’est pour réfléchir à ces risques qui pèsent sur l’exercice de la science, et aux mesures qu’il convient de lui opposer, que Sciences Po, durement frappé par la détention arbitraire de Fariba Adelkhah et Roland Marchal, tous deux membres de son Centre de recherches internationales (CERI), organise un grand colloque, ce vendredi 31 janvier. Mais la réponse revient également aux gouvernements démocratiques qui s’avèrent démunis, impuissants ou indifférents, comme l’a révélé leur passivité indécente après l’assassinat de Giulio Regeni, alors même qu’ils entretiennent une coopération universitaire avec des régimes scientifiquement liberticides.

Le maintien ou la suspension de cette dernière, dans de telles circonstances, fait débat au sein même des milieux concernés. Il est en tout cas urgent de trouver des moyens d’action effectifs pour obtenir la libération des prisonniers scientifiques et éviter que ne se banalise, en toute impunité, cette mauvaise farce para-diplomatique dont les chercheurs sont les dindons. Il y va de notre liberté intellectuelle et de notre capacité à comprendre le monde au-delà de nos frontières.

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