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La mémoire du futur a-t-elle un futur ?

La machine des Temps modernes s'est emballée… movie studio/Wikimedia

Cet article est publié dans le cadre de la Fête de la Science 2018 dont The Conversation France est partenaire. Retrouvez tous les débats et les événements de votre région sur le site Fetedelascience.fr.


La mémoire, fonction dévolue à la récupération des informations passées, serait intrinsèquement orientée vers le futur. Ainsi, la mémoire du futur est composée de nos capacités de projection dans le futur et de simulation du futur. Elle est alimentée par des souvenirs épisodiques et des représentations sémantiques, et elle est guidée par nos objectifs et par le contexte autobiographique. Elle contribue aussi grandement à nos prises de décision.

Cette conception conduit à des questions inédites : comment s’articulent mémoire du passé et mémoire du futur ? Quelles sont les grandes fonctions de cette mémoire du futur ? Sur quels processus cognitifs et substrats cérébraux repose-t-elle ? Quelles sont les pathologies qui la mettent à mal ? Comment évolue cette mémoire aux prises avec les nouveaux moyens d’information et de communication ?

Les amnésiques et la mémoire du futur

Le patient amnésique Kent Cochrane, allias « K.C. », ne se rappelait pas des évènements qu’il avait vécus après un accident (mémoire épisodique), mais sa mémoire des connaissances générales et des concepts (sémantique) était intacte.

Cette dissociation a permis à Endel Tulving, de l’université de Toronto, d’établir que ces deux systèmes de mémoire étaient distincts. Cet auteur a également posé des questions à K.C. sur son futur :

« Que ferez-vous demain ? »

Après une pause, celui-ci sourit et répond :

« Je ne sais pas. »
– Comment décririez-vous votre état d’esprit lorsque vous essayez de penser à cela ? »
– Vide, je suppose. C’est comme être dans une pièce vide où quelqu’un vous demande de trouver une chaise, mais il n’y a rien. C’est comme de nager au milieu d’un lac : rien à quoi vous pouvez vous raccrocher. »

Lorsque le neuropsychologue lui fait remarquer :

« Quand on vous pose des questions sur votre passé et quand on vous pose des questions sur votre futur, vous n’arrivez pas à vous projeter ni dans un sens ni dans l’autre. »

K.C. est étonné par ce constat. Pour autant, le patient K.C. maîtrise bien les concepts du temps mais, s’il possède une compréhension théorique du futur, il éprouve des difficultés à se projeter lui-même.

Notre aptitude à voyager dans le futur fournit des exemples de situations et nous permet de les évaluer de façon virtuelle et sans risque. De plus, l’implication émotionnelle dans les évènements passés ou à venir contribue à augmenter la motivation et à limiter les comportements impulsifs et opportunistes. Cette capacité de voyage mental et de simulation joue donc un rôle essentiel d’adaptation à notre environnement et dans nos relations avec autrui.

La mémoire du futur en imagerie cérébrale

Les travaux d’imagerie cérébrale ont permis de mettre en évidence le réseau cérébral lié à la projection vers le futur et de le comparer à celui dévolu à l’exploration du passé.

Armelle Viard, au sein de mon unité de recherche à Caen, a publié en 2007 une étude portant sur la mémoire autobiographique chez des personnes âgées de 60 à 70 ans. Une analyse a porté sur les régions hippocampiques et sur leur implication dans la récupération de souvenirs épisodiques correspondant à cinq grandes périodes de vie. Les résultats soulignaient un rôle persistant de l’hippocampe indépendamment de l’ancienneté du souvenir.

En plus du travail dévolu à la mémoire de périodes de vie passées, nous avons demandé aux participants de penser à un évènement personnel spécifique survenu dans les douze derniers mois et de penser à un projet personnel prévu dans les douze prochains mois, tandis que leur fonctionnement cérébral était mesuré au moyen de l’IRM-f (Viard et coll., 2011).

L’analyse des résultats indique des régions communes aux deux types de voyage mental, vers le passé et vers le futur (le cortex cingulaire postérieur, le précunéus, le cortex préfrontal et l’hippocampe), reflétant l’utilisation de réseaux cérébraux et vraisemblablement de processus cognitifs en partie similaires.

De façon intéressante, il a été montré que les régions cérébrales communes au voyage mental vers le passé, le futur et vers l’autre (la théorie de l’esprit) sont également celles qui sous-tendent le « réseau du mode par défaut ». Ce réseau est activé lorsque nous ne sommes pas en prise directe avec notre environnement extérieur et que nous nous tournons vers nos pensées internes. Il permet de consulter notre mémoire autobiographique, d’élaborer des scénarios plus ou moins plausibles. En outre, une relation empathique avec autrui y est omniprésente.

Menaces sur la mémoire du futur

Les mémoires externes, de plus en plus massives, finissent par amenuiser nos mémoires internes et nos capacités de synthèse et d’anticipation, ces dernières étant sans doute les plus fragiles. Il ne s’agit pas de sombrer dans le catastrophisme, mais de souligner le fait que le progrès doit être mis à disposition de tous, notamment des plus déshérités, et non le contraire.

Le livre de Serge Tisseron, Petit traité de cyberpsychologie, (2018) est particulièrement éloquent à cet égard. Les conséquences des technologies numériques et de leurs mésusages sont patentes sur le devenir de la mémoire du futur, qui nous permet de nous projeter, d’anticiper, de prendre des décisions, et qui constitue le vecteur de notre libre arbitre.

La machine des Temps modernes semble s’être emballée pour atteindre potentiellement, si nous ne réagissons pas, le point de non-retour. La réalité semble dépasser la science-fiction d’un homme vidé de sa substance mentale et, in fine, de son discernement comme de ses capacités de (ré)action.

L’utilisation des dispositifs externes fut d’abord purement technique, mais dans le sillage de son succès considérable, l’outil est devenu arme, tout comme le pinceau est devenu vecteur de production artistique, de beauté, d’empathie. Il a ensuite été paré d’autres missions : instrument de connaissance rendue possible par l’écriture, l’imprimerie, l’omniprésence de l’écrit, puis par les autres médias. Rapidement, ces outils ont envahi des fonctions qui ne leur étaient pas dédiées initialement, qui semblaient être le terrain irréductible de l’humain : l’éducation, le soin (au sens de « prendre soin de » ou de sollicitude), la création artistique…

« Nous ne faisons pas le poids »

Le concept de disruption renvoie à cette accélération de la place des outils techniques, notamment des outils numériques, évolution logarithmique que ne peuvent plus absorber les psychologies individuelles et les organisations sociales. Cette situation crée l’impression d’un temps qui s’accélère, d’une difficulté à le maîtriser, à hiérarchiser les priorités, un sentiment d’être sans cesse dans l’urgence sans traiter les informations en profondeur et sans pouvoir ainsi les synthétiser, les assimiler.

Comme évoqué précédemment, le réseau du mode par défaut est un substrat essentiel de notre capacité à nous projeter dans le futur. C’est l’une de ses fonctions comme il semble être impliqué dans la synthèse mentale, la consolidation en mémoire et la créativité sur lesquelles reposeront nos décisions. Ce réseau est de plus en plus malmené, notamment chez les enfants et les adolescents, du fait de l’omniprésence des nouvelles technologies de l’information et de la communication et des écrans qui en sont le principal support.

Ce sont elles qui occupent la place, d’abord avec notre complicité, puis à nos dépens car nous ne « faisons pas le poids » face à ces outils hyperconnectés, dotés d’unités centrales de plus en plus puissantes. Aussi un encadrement éthique est-il nécessaire pour réguler l’usage et les contenus des « mémoires externes », si l’on veut préserver les « mémoires internes » incluant les mémoires du futur des jeunes générations (Eustache et Guillery-Girard, 2016).

L’intelligence humaine n’a pas dit son dernier mot

Maurice Halbwachs nous a enseigné, dans son livre fondateur Les Cadres sociaux de la mémoire (voir F. Eustache et coll., Ma mémoire et les autres, Le Pommier, 2017), que tout acte de mémoire est un acte social. Les mémoires externes ont envahi la mémoire humaine via les nouveaux cadres sociaux. La porosité entre l’une et l’autre mémoire est de mieux en mieux établie. C’est sur ce terrain que la reconquête sera la plus difficile.

Nous avons de plus en plus en plus conscience que le monde connecté et numérisé nous manipule et nous uniformise. Certains dispositifs sont construits à cet escient et on ne voit pas bien comment cette machine infernale s’arrêterait. Avons-nous transmis le pouvoir de décision aux outils dont l’espèce humaine a permis la création, la puissance et l’omniprésence ?

Conservons, néanmoins, la force de l’optimisme. L’homme est doué de mémoire, et donc de réflexion, de solidarité et d’espoir. Jean‑Gabriel Ganascia (2017) nous assure (nous rassure ?) que la singularité technologique, cette brisure du temps à l’issue de laquelle le futur n’appartiendrait plus à l’homme, est un mythe. Gageons que l’intelligence humaine soit capable de sursauts !

La révolution industrielle a conduit au réchauffement climatique, l’agrochimie intempestive a réduit drastiquement la biodiversité, le numérique non contrôlé envahit les secteurs où l’humanité aurait toujours dû prévaloir. L’éducation et la culture des enfants, qui n’ont pas connu l’avant, demeurent les fondamentaux. Une réflexion et une action (une prescription) éthiques devront présider aux choix stratégiques issus d’un vrai débat visant l’intérêt général, où le citoyen devrait toujours avoir la première place.

C’est à ce prix que nous retrouverons nos mémoires du futur.

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