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La mondialisation culturelle ou la tentation de l’eurocentrisme

La mondialisation vue par le « World Book » en 1920. Author provided

En janvier dernier, l’ENS organisait une semaine de l’histoire consacrée aux mondialisations. Partenaire de cet événement, The Conversation publie différentes contributions des étudiants du CFJ, qui y ont assisté. Cet article a été écrit par Madeleine Meteyer, sous la direction de Cédric Rouquette.


Les historiens Christophe Charle, Anne-Emmanuelle Veisse et Antonella Romano plaident pour que l’histoire de la mondialisation sorte du confinement imposé par l’eurocentrisme.

Ils le confessent : le mot de « mondialisation » culturelle ne leur plaît pas. Les trois historiens réunis dans le cadre de la semaine de l’histoire de la mondialisation dans la salle des actes de l’École Normale Supérieure n’ont qu’un goût très limité pour ce qu’ils nomment « les concepts en -tion ». Face à un parterre d’étudiants qui notent tout ce qu’elle dit, l’historienne de l’antiquité, Anne-Emmanuelle Veisse raconte même sa surprise à la découverte du mail l’invitant à venir donner une conférence sur le sujet : « C’est un concept moderne, en quoi ça peut intéresser l’antiquité ? J’ai eu de mauvaises expériences des éléments modernes mis à toutes les sauces ».

Nulle critique ici de la supposée uniformisation abrutissante et sans relief charriée par la mondialisation culturelle. Ils refusent d’avoir ce débat sur ses effets néfastes – qu’ils ne nient pas – mais se disent davantage chagrinés par l’étude rétrospective de la mondialisation. Le concept leur semble anachronique alors même que le phénomène des échanges culturels est observé dès « le néolithique ».

Ce qui leur semble nouveau, c’est l’étude de la mondialisation par périodes distinctes. Et de citer régulièrement l’ouvrage de Jacques le Goff, Faut-il vraiment découper l’histoire en tranches ? (Seuil, 2014) pour justifier leur méfiance. Dans ce livre, l’auteur s’en prend au découpage du passé en cycles successifs interrompus par de grands événements. Ce séquençage exprimerait surtout « l’idée de passage, de tournant, voire de désaveu vis-à-vis de la société et des valeurs de la période précédente » alors même que ces valeurs ne sont identifiées que bien plus tard et à travers le prisme de l’époque qui les étudie, ou les construit. La mondialisation et son histoire sont teintées d’un eurocentrisme qui fausse l’étude du concept puisqu’il le lit à travers les yeux d’une partie infime du monde.

Des critères culturels européens

L’histoire de la mondialisation culturelle est observée à travers le prisme déformant du point de vue européen et ce depuis l’avènement de ce sujet d’étude dans les années 1980. L’étude des processus de la mondialisation a nécessité une sélection de critères bien précis. Pour les XVIᵉ et XVIIᵉ siècle, le critère principal est l’écrit. « Celui qui n’a pas d’écriture n’a pas de culture » : cette projection européenne écarte depuis le départ de son champ d’étude bien des échanges entre des cultures non reconnues par l’Occident. Cela circonscrit donc l’étude de la mondialisation aux pays ayant adopté les codes occidentaux.

Nombreux sont les historiens qui plaident pour la production d’un récit plus décentré de l’histoire du monde afin d’étudier au mieux la « multipolarité » du phénomène. L’historienne de l’époque moderne, Antonella Romano le martèle : « Ce n’était pas une analyse universelle, elle ne s’est jamais imposée à l’échelle mondiale ».

Elle rappelle que cet eurocentrisme a retardé l’étude d’un pays comme la Chine. La Chine, ou « l’autre possible », constitue une alternative au modèle occidental mais son cas a été longtemps ignoré en raison de son éloignement supposé de la culture occidentale. Tout ce qui relève de la construction de cet « autre » dépend de ce que les Européens rangent dans la catégorie des sciences ou dans celle des superstitions. L’imposition par l’Europe de ses propres critères d’universalisme n’a jamais été mondialement appliquée dans les faits, mais c’est à travers ses critères que l’histoire de la mondialisation est lue.

Empire, colonisation et mondialisation

L’historien de l’époque contemporaine Christophe Charle dépeint une Europe qui a voulu imposer son idéologie et a négligé dans son étude de la mondialisation une partie de l’histoire du monde. Pour lui, la mondialisation actuelle est étroitement liée à l’émergence des empires et à la colonisation dans la seconde moitié du XIXᵉ siècle et la première partie du XXᵉ. Ses collègues historiennes approuvent, lorsqu’il parle de la colonisation comme l’exemple même d’une lutte entre des forces inégales. La colonisation est l’exact contraire d’une circulation entre des cultures égalitaires. L’hégémonie de l’Europe est de fait une réalité. Dans les pays colonisés, les élites adoptent le mode de vie des colons. Les références culturelles des colons deviennent celles des élites du pays qui s’en servent pour se distinguer des masses populaires. C’est la « mondialisation sociale des élites » selon les mots de Christophe Charle.

Des guerriers kanaks à l’Exposition coloniale de 1931 : une vision parfaitement inégalitaire des cultures.

La musique dite savante (par opposition à la musique populaire et à la musique traditionnelle) est réservée à une infime minorité de la population, plus aisée, éduquée à la mode occidentale. Dans le domaine de la langue, le colon impose la sienne. Ainsi peut-on lire dans la charte culturelle de l’Afrique adoptée en 1976 par les chefs de l’Organisation de l’unité africaine « sous la domination coloniale […] la domination culturelle […] falsifiait leur histoire, dénigrait et combattait systématiquement les valeurs africaines, et tentait de remplacer progressivement et officiellement leur langue par celle du colonisateur ».

Un échange unilatéral ?

Peut-on dès lors parler d’une mondialisation culturelle à sens unique ? En 1915, le Hongrois Béla Bartok collecte des chants traditionnels en Afrique du Nord et s’en sert pour régénérer sa musique. Un autre musicien, Claude Debussy qui s’inspire en 1918 des gamelans indonésiens découverts à l’exposition universelle de 1889 à Paris dans sa Sonate pour violoncelle et piano. C’est une quête d’exotisme, une façon de rénover la musique européenne, une petite curiosité folklorique semble-t-il, mais le phénomène de fusion culturelle est bel et bien observé. La colonisation a donc été un moteur essentiel de la mondialisation culturelle mais elle a imprimé sa patte eurocentrique en polarisant les échanges.

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