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La mort de George Floyd et celle du rêve américain

Une statue de la Liberté brisée devant un magasin de souvenirs pillé après des émeutes consécutives contre la mort de George Floyd, New York, le 2 juin 2020. Johannes Eisele/AFP

La mort de George Floyd, le 25 mai dernier à Minneapolis, n’est que le dernier en date d’une longue série de drames comparables. L’un des aspects les plus douloureux de cette litanie de tragédies est sans doute le fait que chacune d’entre elles éloigne davantage le rêve américain, fondé sur la possibilité pour chacun de vivre libre et de rechercher le bonheur, de la réalité.

Retour sur la douloureuse histoire des Noirs américains, devenus des citoyens à part entière après la fin de la ségrégation dans les années 1960, mais souvent encore considérés comme des citoyens de second ordre dans les faits…

De l’esclavage à l’égalité politique

Dans la Déclaration d’indépendance de 1776, Thomas Jefferson avait mis en avant trois principes directeurs de la nouvelle démocratie américaine à venir : le droit à la vie, le droit à la liberté et le droit au bonheur. Bien qu’influencée par la Révolution française, la révolution américaine n’a pas intégré l’égalité et la fraternité au nombre de ses valeurs fondatrices. Les esclaves emmenés d’Afrique ont été comptabilisés (à hauteur de trois cinquièmes)pour déterminer le nombre des représentants à élire pour désigner la composition de la première Chambre basse, mais ils n’ont pas eu le droit de vote, pas plus que les femmes. C’est le début de l’injustice politique et de la discrimination raciale et sexuelle.

Le 19e amendement voté en 1920 finit par accorder aux femmes le droit de vote, mais pas une égalité de fait. La proposition de loi « Equal Rights Amendment » introduite en 1971 n’a pas pu devenir le 28e amendement de la la Constitution à ce jour, face à la résistance conservatrice. La non-reconnaissance de la contribution des mathématiciennes noires américaines aux recherches de NASA mise en évidence dans le film Hidden Figures (2016) illustre parfaitement ce que Kimberlé Crenshaw qualifie d’« intersectionnalité ».

Abraham Lincoln signe la proclamation de l’émancipation des esclaves en 1863, mais l’abolition de l’esclavage se fera au prix d’une guerre violente. Le 13ᵉ amendement donne la liberté aux esclaves en 1865 et le 14ᵉ leur confère la citoyenneté en 1868. Mais le test d’alphabétisme en vigueur dans plusieurs États freine leur accès effectif au droit de vote. Le film Twelve Years A Slave sorti en 2013 montre bien la violence extrême – physique, sexuelle, verbale et morale – dont furent victimes les Afro-Américains. De 1876 à 1965, les lois Jim Crow instaurent un régime paradoxal d’égalité politique combiné dans le sud avec la ségrégation raciale. Les militants du Ku Klux Klan qui ont émergé à cette époque persistent encore sous une forme plus ou moins clandestine. Dans l’arrêt Plessy v Ferguson en 1896, la Cour suprême déclare légale la doctrine de « separate but equal », qui n’était qu’une expression politiquement acceptable de l’apartheid.

Le discours « Je fais un rêve » prononcé par Martin Luther King le 28 août 1963, qui renvoyait à la tradition biblique et à une vision transcendante de la Constitution, se révèle prophétique quand on revisite ses avertissements à la lumière de ce qui se passe aujourd’hui.

« Il n’y aura ni repos ni tranquillité en Amérique jusqu’à ce qu’on ait accordé au peuple noir ses droits de citoyen. Les tourbillons de la révolte ne cesseront d’ébranler les fondations de notre nation jusqu’à ce que le jour éclatant de la justice apparaisse. »

Des militants américains d’extrême droite et néo-nazis manifestent contre les droits civils le 30 juin 1963 à Washington DC. AFP

La Cour suprême a mis fin à la doctrine « séparés mais égaux » par son arrêt rendu dans l’affaire Brown v the Board of Education of Topeka en 1954. L’adoption du Civil Rights Act en 1964 et les politiques d’affirmative action allaient corriger les torts du passé. L’arrivée de Barack Obama au pouvoir en 2008 et sa réélection en 2012 envoyaient un signal au monde : l’Amérique semblait enfin tourner la page honteuse de son histoire.

Basculement dans le racisme décomplexé à l’ère Trump

L’élection de Donald Trump a brusquement changé la donne. Craignant que leur situation allait empirer, certains membres de la diaspora africaine, notamment des Afro-Américains dont les racines se trouvaient au Ghana, sont « rentrés » en Afrique. Le slogan de Trump, « Make America Great Again », sous-entend que la présidence de Barack Obama a été néfaste pour l’Amérique. Sa mansuétude envers les groupuscules qui prônent la suprématie blanche ne fait pas de doute, tout comme son soutien à d’autres représentants de la droite la plus dure comme les lobbyistes du port d’armes ou les militants anti-avortement.

Sa réaction à la crise du Covid-19 a été à l’avenant, puisqu’il a commencé par dénoncer un « virus chinois » avant de s’en prendre aux gouverneurs démocrates ayant mis en place des mesures de confinement, ce qui a incité des citoyens conservateurs à descendre dans la rue, avec des armes, pour protester contre le confinement.

C’est dans cette atmosphère de violence latente qu’intervient la mort de George Flyod, des mains d’un policier qui avait été mis en cause pour son comportement dix-huit fois. Les émeutes qui secouent l’Amérique ne sont pas seulement la conséquence de cet événement qui apparaît plutôt comme la dernière goutte qui a fait déborder la vase de la violence systémique. En 2013, la mort de l’adolescent Trayvon Martin en Floride avait abouti à la naissance du mouvement « Black Lives Matter ».

Manifestation à Seattle, Washington, le 30 mai 2020. Jason Redmond/AFP

Depuis, plusieurs hommes noirs ont été tués par la police dans des circonstances similaires, par exemple Walter Scott en Caroline du Sud en 2015 et Alton Sterling en Louisiane en 2016, sans parler des bavures judiciaires qui envoient régulièrement à tort des hommes noirs dans le couloir de la mort.

La trahison des valeurs américaines

Ceux qui sont outrés par le sort de George Floyd seront peut-être taxés de « laxisme idéologique » puisque la victime avait passé cinq ans en prison pour vol avec violence et essayait de faire passer un faux billet de 20$ pour un vrai. Mais qu’il soit ou non un délinquant, il va de soi que George Floyd ne devait pas mourir sans procès équitable.

Dès 1896, le juge Harlan avait affirmé que la Constitution ne prête pas attention à la couleur de la peau. Lors de l’examen de l’affaire Furman v Georgia (1972), l’avocat de l’accusé, Anthony Amsterdam, avait souligné le fait que les accusés noirs étaient plus souvent condamnés à mort que les accusés blancs.

Malgré des siècles d’efforts, l’imaginaire populaire perçoit encore largement tout Afro-Américain comme un criminel en puissance. Les candidats à la présidence ne peuvent plus ignorer fait que la mort, la discrimination et le malheur sont en train de transformer le rêve américain en un cauchemar pour une partie de leurs compatriotes. La voix étouffée de George Floyd dit tout haut l’indicible violence qui accable les personnes de couleur.

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