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La « note blanche » des services de renseignement : un usage qui interroge

Marche pour les libertés, le 28 novembre place de la République à Paris, : les manifestants craignent une série de dérives liberticides en France. Thomas COEX / AFP

En attendant le réexamen de la loi de sécurité intérieure et de lutte contre le terrorisme, à la suite de l’assassinat de Samuel Paty le ministre de l’Intérieur a souhaité agir « massivement et brutalement ».

Dans cette optique, il a fait adopter en urgence des mesures destinées, selon ses mots, à « harceler » la mouvance terroriste : dissolutions d’association, visites domiciliaires, fermetures de lieux de culte, expulsions d’étrangers en situation irrégulière ou encore retraits d’asile.

Ces différentes mesures ont, pour la plupart, été fondées sur des « notes blanches » issues des services de renseignement. En dépit des critiques dont elles font l’objet depuis que l’état d’urgence sécuritaire les a remises en lumière, ces notes demeurent largement méconnues du grand public.

Informations secret-défense

Dans le cadre de la prévention du terrorisme, les autorités administratives disposent aujourd’hui d’une panoplie d’instruments leur permettant de restreindre les droits et libertés d’une personne sans avoir à engager de procédure judiciaire.

En plus les mesures précitées, le ministre de l’Intérieur peut par exemple prescrire des « MICAS » (mesures individuelles de contrôle administratif et de surveillance), qui remplacent les assignations à résidence prononcées durant l’état d’urgence sécuritaire.

C’est ainsi que, selon les chiffres du ministère de l’Intérieur, 332 « MICAS » ont été prononcées depuis la fin de l’état d’urgence sécuritaire.

Le plus souvent, les informations sur lesquelles s’appuie l’administration pour prendre de telles mesures sont issues de données collectées par les services de renseignement. Elles sont inscrites dans des fichiers protégés par le secret de la défense nationale, comme le fichier de traitement des signalés pour la prévention et la radicalisation à caractère terroriste (FRSTP) ou Centralisation du renseignement intérieur pour la sécurité du territoire et les intérêts nationaux (CRISTINA).


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En raison de cette protection, une personne qui souhaiterait connaître les motifs fondant l’adoption d’une mesure prise à son encontre se voit délivrée une note « blanche », c’est-à-dire un document expurgé des indications qui rendraient possible l’identification du rédacteur de la note, de ses sources et des moyens par lesquels les renseignements qui y figurent ont été obtenus.

Dans ce sens, par exemple, un certain M. E a pu prendre connaissance des raisons pour lesquelles l’administration française avait décidé de lui retirer sa carte professionnelle en consultant une note blanche.

Elle rapporte que :

« l’intéressé s’est rendu en 2013 en zone irako-syrienne pour combattre dans les rangs de l’État islamique. Elle indique également, qu’avant son départ sur zone, l’intéressé, d’origine tchétchène, a été contrôlé le 17 mai 2013 en provenance de Turquie par les services de police roumains en possession d’un plan de Bruxelles et d’un ordinateur contenant des vidéos de gares d’Europe de l’Ouest. Il voyageait alors en compagnie de deux ressortissants tchétchènes radicaux ayant combattu en zone de jihad en Syrie. La note se conclut en indiquant que l’intéressé est par ailleurs connu pour être impliqué dans un trafic de marchandises visant à financer l’Emirat islamique du Caucase. » (CAA Versailles, 4e, 03-11-2020, n° 18VE04332)

Une jurisprudence délicate

En cas de recours, le juge administratif accepte de prendre en considération les notes blanches transmises par l’administration dès lors qu’elles sont précises, circonstanciées, soumises au débat contradictoire dans le cadre du procès et non sérieusement contestées par le requérant.

Cette jurisprudence, traditionnelle (CE, 11 décembre 2015, Domenjoud n° 394989), n’est pas sans soulever de difficultés. Du côté du requérant, la contestation de la véracité des informations reproduites s’avère particulièrement malaisée.

Dans la mesure où les notes blanches précises et circonstanciées bénéficient d’une présomption de vérité, il ne peut se contenter de dénier leur exactitude. Il doit renverser cette présomption en fournissant au juge, en pratique, des preuves nombreuses et concordantes.

Face au requérant, l’administration ne se trouve pas nécessairement dans une situation plus commode. En effet, le respect de l’exigence de production d’informations précises et circonstanciées lui fait courir le risque de compromettre ses sources de renseignement.

De son côté le juge administratif, soucieux de préserver conjointement l’efficacité des services de renseignement et les droits du requérant, se trouve parfois lui-même dans une position délicate.

Un cadre qui dépasse celui de la lutte contre le terrorisme

En dépit des difficultés qu’elle suscite, il serait tentant de s’accommoder de cette situation en considérant qu’elle ne concerne que le cadre strict de la lutte contre le terrorisme.

Mais ce serait ignorer que les notes blanches sont aujourd’hui utilisées pour fonder des mesures administratives restrictives de liberté d’une variété croissante. Ainsi l’administration recourt-elle à ce type de document pour justifier, par exemple, des refus de visa ou d’accès au territoire français, des rejets de demandes de naturalisation, des interdictions de sortie du territoire, des gels d’avoirs, des suspensions de fonctionnaires, des sanctions disciplinaires, des retraits d’agrément ou encore… des interdictions de stade.

Face à la perspective d’un renforcement de la prévention des atteintes à l’ordre public, esquissé notamment dans le Livre blanc de la sécurité intérieure et l’avant-projet de loi confortant les principes républicains, des pistes de réforme doivent être envisagées en s’inspirant de pratiques en vigueur dans certains États de droit.

Changer de mode opératoire

Au Royaume-Uni, par exemple, en application du régime de la « preuve confidentielle » les renseignements couverts par le secret de la défense nationale ne sont portés qu’à la connaissance de juges et d’avocats bénéficiant d’une habilitation spéciale.

Le débat sur ces renseignements a lieu à huis clos, en l’absence de la personne visée par la mesure contestée.

En France, depuis la loi relative au renseignement de 2015 une « formation spécialisée » du Conseil d’État, composée de membres habilités au secret de la défense nationale, est chargée de contrôler la mise en œuvre des techniques de renseignement.

Dans le prolongement de cette mission, le législateur pourrait lui confier la tâche d’examiner les renseignements confidentiels sur la base desquels les notes blanches sont traditionnellement établies.

En l’absence du requérant mais en présence d’avocats habilités au secret de la défense nationale, cette formation spécialisée se prononcerait, en définitive, sur l’exactitude matérielle des faits à l’origine de la mesure administrative contestée.

Une telle procédure, conforme à la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, permettrait d’envisager plus sereinement l’avènement d’un ordre juridique dans lequel les données collectées par les services de renseignement ont vocation à constituer une source croissante d’information pour les autorités administratives.

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