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La pandémie invite à redéfinir la notion de valeur en marketing

Dans le contexte sanitaire du coronavirus, les livreurs se retrouvent exposés au risque de contamination ce qui peut occasionner une baisse de leur bien-être psychologique ou physique. MikeDotta / Shutterstock

Les exemples d’entreprises épinglées pour le non-respect de la sécurité sanitaire des salariés ont été nombreux depuis les débuts de la crise et notamment lors du confinement. Ils représentent une opportunité pour les chercheurs et praticiens de s’interroger sur leur conception de la création de valeur.

Face aux défis sociaux et environnementaux actuels, il devient critique de penser celle-ci à un niveau sociétal, afin que disparaissent les modèles d’affaires où la création de valeur pour certaines parties prenantes entraîne sa destruction chez d’autres.

Une vision restreinte au client final

En marketing, la valeur est un thème central, très tôt mis en avant comme étant la justification même de toute activité marketing. Dans cette perspective, la satisfaction client forme le Graal de toute stratégie.

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Cette acception classique et dominante entretient deux problématiques majeures :

  • le langage de la valeur est empreint d’un biais positif qui en éclipse les travers potentiels ;

  • elle offre une vision restreinte du concept de valeur et du marché qui sont à dépasser.

Le langage de la valeur utilisé dans la littérature scientifique et managériale en marketing tend à normaliser cette dernière comme correspondant à la satisfaction du consommateur, excluant toute autre considération que ce dernier, mais également à réifier les principes implicites de l’économie capitaliste. Toute pensée de l’alternative se retrouve mise de côté alors que celle-ci constitue un enjeu majeur pour répondre aux challenges économiques, sociaux et environnementaux cristallisés par la crise du coronavirus.

Considérons les activités de trois entreprises exposées médiatiquement durant cette crise : Amazon, Uber Eats et Deliveroo. Au prisme de la perspective traditionnelle de la valeur en marketing et de sa focalisation sur le client final, nous pourrions conclure qu’elles en ont été créatrices.

En effet, elles ont toutes trois maintenu leur activité – jusqu’à la fermeture des entrepôts intervenue suite à une décision de justice dans le cas d’Amazon, créant ainsi de la valeur pour leurs clients en leur donnant l’accès à divers biens (livres, produits cosmétiques, articles de bricolage) et services (livraison de repas ou de produits d’épicerie à domicile) et générant conséquemment un certain niveau de satisfaction client qui peut être appréhendé notamment au travers de l’augmentation moyenne des pourboires distribués aux coursiers.

Les travaux sur la destruction et la co-destruction de valeur permettent de déconstruire l’idée que la création de valeur est un processus à l’issue nécessairement positive. La co-destruction de valeur peut prendre place lorsqu’un acteur (par exemple, un consommateur) intégrant ses ressources avec celles d’un autre acteur (par exemple, une entreprise) voit son bien-être diminuer.

Considérons le cas de l’entreprise de livraison à vélo Deliveroo. Le client intègre ses ressources financières (le prix du repas et de sa livraison) aux ressources humaines et technologiques de l’entreprise. L’expérience de consommation en résultant est créatrice de valeur.

Considérons à présent cette même configuration, mais en y ajoutant une partie prenante : le livreur. Dans ce cas, le client intègre toujours ses ressources à celles de l’entreprise, mais dans le contexte sanitaire du coronavirus, le livreur se trouve exposé au risque d’infection ce qui peut occasionner une baisse de son bien-être psychologique et même physique en cas de contamination.

Ces travaux ouvrent la porte à une étude critique de la valeur, mais un obstacle important demeure : un ensemble réduit d’acteurs est considéré (entreprise, clients, partenaires) et leur impact sociétal et environnemental n’est jamais discuté.

Une perspective multi parties prenantes

La crise sanitaire actuelle met au jour les interrelations entre les parties prenantes constitutives de nos sociétés et la nécessité de leur prise en compte. Seule une perspective à la fois systémique et multi parties prenantes des marchés permet de sortir de cette impasse théorique et pratique posant de nombreux problèmes éthiques.

Sur un plan théorique, une conceptualisation socioculturelle de la valeur permet d’interroger son caractère subjectif, contextuel, complexe et interrelié. Elle permet de déconstruire les dogmes capitalistes et de replacer le bien-être d’un maximum de parties prenantes au centre de préoccupations communes.

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Adoptons à présent cette perspective multi parties prenantes afin de saisir les externalités négatives (c’est-à-dire un dommage sans contrepartie monétaire) de l’activité économique d’Amazon, Uber Eats et Deliveroo durant la crise du coronavirus.

Dans le cas d’Amazon, la première est la mise en danger des salariés en raison du risque sanitaire existant dans ses entrepôts, et son corollaire la participation de l’entreprise à la propagation de l’épidémie de Covid-19 et de facto à l’engorgement des services d’urgences. Le discours de l’entreprise remettait par ailleurs en cause le Code du travail en menaçant de suspendre la rémunération des salariés qui exerceraient leur droit de retrait pour des raisons sanitaires. Enfin, soulignons que toute livraison met à risque le livreur sous-traitant qui en a la charge.


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Dans le cas d’Uber Eats et de Deliveroo, les livreurs à vélo font face à un risque sanitaire dans les restaurants où ils récupèrent les commandes ainsi que chez les particuliers où elles terminent leur course. Ces entreprises ne salarient pas les coursiers mais les rémunèrent à la tâche. Précarisés, ils ne sont pas non plus indemnisés en cas de maladie. Cette précarité combinée à la quasi-absence d’indemnisation en cas de suspicion de Covid-19 peut les empêcher de s’auto-confiner, augmentant ainsi la possible propagation du virus et là encore l’engorgement des services d’urgence.

Enfin, face au marasme économique engendré par la fermeture des cafés et restaurants, les commissions prises par les plates-formes (25 % à 30 %) ont pesé particulièrement lourd sur les restaurateurs. Deliveroo a entendu répondre à leurs difficultés non pas en diminuant les commissions perçues mais en demandant au client de pratiquer l’arrondi supérieur sur son addition ou bien d’y ajouter un pourboire. La destruction de valeur est ici double puisqu’elle touche d’une part le restaurateur et d’autre part, le client.

Les marchés sont des constructions sociales que nous, chercheurs, mais aussi marketeurs, fournisseurs, partenaires, consommateurs… participons à construire notamment au travers du langage que nous employons à leur endroit. Le concept de valeur et l’étude de ses différents types (valeur d’usage, d’échange ou perçue) ignore le fait qu’elle en néglige toute forme et tout type d’échange qui sortirait de l’idéologie capitaliste dominante.

Penser l’alternative, au sens des chercheuses en géographie économique Julie Graham et Katherine Gibson doit alors se faire en dehors du langage économique néo-classique. Il est grand temps de créer un langage sociétal et environnemental de la valeur afin que la recherche en marketing permette elle aussi de penser l’alternative.

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