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La pandémie révèle nos rapports ambigus aux risques

Panneau d'information à Mulhouse, le 6 mars, une semaine avant que la France décide d'un confinement général. SEBASTIEN BOZON / AFP

Il est bien trop tôt pour débattre vraiment de la réalité et de la gravité, ou non, d’un manque d’anticipation de la part de l’autorité politique ou de l’autorité administrative dans le cadre de la crise, en cours, du Covid-19 en France. Mais il n’est pas trop tôt pour se demander pourquoi tant d’entre nous (citoyens mais aussi dirigeants d’entreprises, d’institutions publiques, etc.) ont été ou sont surpris et, de ce fait, désemparés, stressés, anxieux, ou encore dans le déni du caractère sérieux de la crise sanitaire.

Les causes de cette surprise sont nombreuses, mais l’une d’elles tient à notre rapport ambigu au risque.

Les contradictions de nos rapports individuels et collectifs au risque

Tout d’abord, nos sociétés occidentales dites « avancées » sont, dans l’histoire humaine, les sociétés générant de façon endogène le plus de risques critiques, de par la complexité et la nature de leur organisation sociale et territoriale et de leur système économique.

Pour des raisons de nature idéologique, certains font même l’apologie de la « prise de risque » qui constitue une sorte d’apex de la culture du risque propre à l’idéologie économique néolibérale. Dans ce système de pensée, ce qui doit être hautement rémunéré, c’est le risque, et non le travail. Dans le même temps, beaucoup d’acteurs économiques cherchent par tous les moyens à annuler les risques – chose que l’on sait pourtant impossible – et entretiennent de nombreux dénis. D’autres encore prétendent les contrôler, voire les maîtriser. Ainsi, les acteurs de la finance n’hésitent pas à prendre des risques inconsidérés, notamment dans les techniques financières qu’ils développent, tout en proposant des discours minorant ou « rationalisant » ces risques à leurs clientèles pour finalement faire porter le coût d’une catastrophe possible à l’ensemble de la société. N’avons-nous nous rien appris de la crise des subprimes ?

La crise des subprimes expliquée par Le Monde.

Nous sommes donc des sociétés pétries de contradictions autour de cette question des risques (industriels et économiques, sanitaires et médicaux, sociaux, etc.) et ces contradictions nous entravent, tant dans l’anticipation que dans la gestion de crise. Il faudrait donc que la question des risques devienne un véritable objet de débat public auquel participent effectivement les citoyens, ne serait-ce que pour que nos concitoyens prennent conscience de la façon dont ils participent, ou non, à la fabrication de ces risques, de la façon dont ils peuvent contribuer à les prévenir et à atténuer les effets d’une crise quand elle survient.

Ce débat public – qui doit être beaucoup plus contradictoire qu’il ne l’est aujourd’hui – doit pouvoir questionner cette « fabrique du risque » pour peser dans la façon dont la décision (politique mais aussi économique) est construite. D’autant que la dimension géographique est souvent prégnante dans la production de ces « nouveaux risques territoriaux » et avec elle tous les effets de proximité qui nous mettent (individuellement et collectivement) en situation d’exposition directe à de multiples risques.

Le cas Lubrizol

Prenons le cas de l’incendie de l’usine Lubrizol à Rouen : est-il surprenant qu’il ait eu un tel impact sur la ville et ses habitants (et jusqu’en Belgique !) quand on observe l’extrême proximité spatiale entre de tels sites Seveso et les espaces habités ? Était-ce à ce point impossible à anticiper ? Les éléments maintenant disponibles permettent de répondre par la négative.

Un écoquartier devrait être construit à proximité immédiate du site de l’usine Lubrizol (moins d’un kilomètre) : n’a-t-il pas fallu avoir une vision très euphémisée des risques pour la population pour imaginer un tel quartier avec une telle localisation et un tel effet de proximité avec un site Seveso II ?

Et maintenant que l’incendie a eu lieu, l’écoquartier se construira-t-il alors que le risque est avéré par sa réalisation même ? Ces questions se posent alors même que la façon dont la ville contemporaine s’est construite mène la décision publique d’aménagement dans des impasses et des contradictions insolubles, notamment en matière de prévention des risques. La cause en est la multiplicité – résultant de cette histoire de la ville contemporaine – des effets de proximité spatiale entre des activités incompatibles comme « habiter » et « industrie chimique ».

Entretien avec Arnaud Brennetot, professeur et chercheur en géographie à l’Université de Rouen, autour du cas Lubrizol.

L’aveuglement des idéologies dominantes

Sur cette première difficulté – nos contradictions sociales, politiques et territoriales face aux risques – viennent se greffer d’autre sources d’aveuglement que sont nos « modes de raisonnement ». Et cela ne tient pas seulement à l’idéologie néolibérale évoquée précédemment.

Lorsqu’un danger émerge, sachant que nul n’est en mesure de prédire l’avenir, chacun l’observe, ou non, selon la vision qu’il a du monde. Cette vision inclut et tend à confondre nos représentations quant à la manière dont le monde fonctionne et celles à propos de la façon dont nous voudrions qu’il fonctionne maintenant ou à l’avenir.

Ces représentations sont le fruit de processus sociologiques et psychologiques complexes et elles interviennent dans la plupart des aspects de notre vie sociale quotidienne, notamment en formant un élément clé de nos identités sociales.

Autrement dit, il n’est pas facile de s’en détacher, de s’en distancier. Cela explique pourquoi notre première réaction à un événement contradictoire avec nos représentations est soit de le nier soit de le réinterpréter de façon que son sens devienne congruent avec nos représentations et donc nos attentes, nos aspirations. Dès lors l’aveuglement, y compris face à un danger d’une extrême gravité, est en marche.


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Repousser le moment où…

Cela fonctionne évidemment pour les représentations politiques dans lesquelles la globalisation économique fondée sur le néolibéralisme ne devrait être remise en cause à aucun prix.

À cela s’ajoutent les intérêts économiques de court terme qui incitent bien des acteurs à toujours repousser au plus loin le moment où il faudra prendre des mesures perturbatrices de l’activité économique. L’exemple, certes caricatural, du Président brésilien, après le Président américain, montre le poids que peuvent avoir les considérations économiques de court terme dans une gestion de rise.

La communauté scientifique pourra examiner a posteriori les discours de minimisation qui ont pu être tenus à propos de l’épidémie actuelle, tant en France, en Europe qu’à travers le Monde.

Au demeurant, il faut souligner qu’annoncer à quelqu’un que (ou prendre conscience) que sa vie quotidienne va radicalement changer sous une ou deux semaines et pour une durée indéterminée est un exercice difficile.

Peu de gens sont capables d’abandonner rapidement des représentations sur la base desquelles ils se sont construits comme être social et sur la base desquelles ils produisent leur quotidien. Généralement, nous persistons dans nos comportements habituels alors même qu’ils nous exposent à des risques, y compris des risques vitaux.

Une typologie des attitudes face au risque

Les rapports au risque et au danger sont multiples et beaucoup plus complexes qu’évoqué ci-dessus. Pour néanmoins éclairer cette complexité, on peut proposer une typologie des rapports aux risques et au danger. Dans une publication de 2009, nous proposions une approche en cinq types idéaux de réaction face au risque.

Cinq types idéaux de réaction face au risque. L.Jeanne

Une forme simplifiée des résultats est proposée dans le tableau ci-dessus. Ce qu’il faut retenir c’est que la « prise en compte » est l’attitude qui paraît la plus rare mais la seule qui permette un véritable processus d’anticipation.

Par ailleurs, le point commun à trois de ces attitudes-types (déni, fatalisme, catastrophisme) est de justifier l’inaction. Les systèmes de justification seront différents, voire contradictoires, mais mèneront à la même issue : une justification de l’inaction.

De ce point de vue, il est peu surprenant que tant de nos concitoyens jugent ou aient jugé dans un premier temps qu’ils n’ont pas à changer leur mode vie car, à un titre ou à un autre, ils pensent « qu’il n’y a rien à faire » ou « qu’ils ne peuvent rien (y) faire » et que « ça ne changera rien ». À l’inverse, le point commun entre l’attitude dite de « prise en compte » et celle dite « sécuritaire » est d’inciter à l’action.

Cependant, ces deux attitudes-types poussent dans des directions très différentes et on observe très distinctement leurs variations dans le contexte de la pandémie de Covid-19 actuelle.

En effet, les États autoritaires ou dictatoriaux ont moins de mal à déployer des politiques, moyens et technologies ultra-sécuritaires. Cette approche est d’autant plus « acceptée » que l’État n’est pas une démocratie et que ses ressortissants ont un habitus politique qui soit les amène à légitimer les mesures prises, soit les renvoie à leur intériorisation de la confiscation des libertés publiques.

À l’inverse, les démocraties – en tant que systèmes institutionnels et en tant que sociétés – sont plus réticentes à une approche ouvertement sécuritaire. Mais elles sont également prises dans des contradictions, que nous évoquons ci-dessus, qui les entravent dans une véritable approche dite de « prise en compte ». Une partie de la gravité de la crise que nous vivons en France du fait de l’épidémie en cours est liée à ces impasses qui ne peuvent être résolues pendant la crise.

Espérons qu’elles seront, enfin, un objet de débat politique après la crise ; débat dans lequel – à différentes échelles territoriales – les citoyens devront prendre leur part.

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