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La percée du Front national dans la fonction publique

Luc Rouban, Enquête électorale française, Cevipof, 2016

Le résultat électoral du Front national lors des élections régionales de 2015 ne se mesure par seulement au fait d’avoir réuni plus de 6 millions de voix sur ses listes au premier tour. Derrière les analyses purement électoralistes se dévoile un paysage sociologique nouveau qu’il faut examiner de près. La progression électorale recouvre en effet un changement d’ordre qualitatif à travers soit le ralliement d’une partie de l’électorat fonctionnaire habituellement réfractaire au parti de Marine Le Pen (c’est le cas notable des enseignants), soit l’extension du vote FN dans des métiers de la fonction publique qui lui étaient assez favorables depuis longtemps (c’est le cas des militaires et des policiers). Cette évolution, qui s’est amorcée lors de la présidentielle de 2012, s’est confirmée depuis.

On s’appuiera ici sur les résultats de la première vague de l’Enquête électorale française du Cevipof qui porte sur un échantillon total de 23 000 personnes comprenant 3 368 fonctionnaires de l’État (FPE), 1 334 fonctionnaires territoriaux (FPT) et 796 fonctionnaires hospitaliers (FPH).

Une hausse généralisée mais inégale

Première observation : l’amplification du vote FN entre le premier tour de la présidentielle de 2012 et le premier tour des régionales de 2015 touche tous les secteurs de la fonction publique, même si le rythme de progression est moins vif que chez les salariés du privé. Chez ces derniers, le FN gagne 10 points entre les deux élections – de 19 % à 29 % – alors qu’il gagne 7 points dans les trois fonctions publiques. Il passe de 16 % à 23 % dans la FPE, de 17 % à 24 % dans la FPT et de 19 % à 26 % dans la FPH. Ces données sont évidemment moyennes, car si l’on écarte de la FPE tous les membres du monde enseignant (professeurs des premier et second degrés, directeurs d’établissements, enseignants du supérieur), le vote FN y atteint 30,5 % en 2015.

Deux secteurs méritent une attention particulière. Tout d’abord, le monde enseignant. Dans sa totalité (N = 1449), le vote FN y passe de 3,8 % en 2012 à 9,4 % en 2015 – une évolution moyenne qui est également celle des professeurs des écoles (N = 498) et des professeurs du second degré (N = 521). Même si les proportions sont faibles, elles témoignent d’une pénétration réelle du FN chez les électeurs de droite au sein de la forteresse électorale de la gauche.

Ces enseignants avaient voté en 2012 pour François Bayrou à hauteur de 15 % et pour Nicolas Sarkozy à concurrence de 27 %. Au total, 12 % seulement avaient voté pour les candidats de gauche, dont 9 % pour François Hollande. 41 % avaient déjà voté pour Marine Le Pen. On peut percevoir dans cet exemple, qui peut être généralisé aux autres catégories professionnelles, la porosité entre le vote Les Républicains (LR) et le vote FN. Le succès électoral du parti de Marine Le Pen est clairement alimenté par les voix qui se portaient sur les candidats LR ou UDI en 2012.

La progression du FN est encore plus spectaculaire chez les policiers et militaires (N = 485). Les intentions de vote FN de ces derniers montent à 56 % contre 30 % en 2012, avec une différence marquée entre les militaires – de toutes les armes y compris la gendarmerie – qui choisissent le FN à hauteur de 52 % contre 63 % pour les seuls policiers. Encore s’agit-il de valeurs moyennes qui recouvrent les actifs et les retraités. Si l’on n’étudie que les actifs, en réduisant l’échantillon de près de la moitié, on voit alors, mais sans garantie de représentativité, que le vote FN atteint 57 % chez les militaires et 72 % chez les policiers.

Rupture consommée entre catégories professionnelles

Seconde observation : la progression du FN touche surtout les fonctionnaires de catégorie C. La rupture politique et culturelle entre, d’une part, les agents de terrain ou les cadres intermédiaires de catégorie B et, d’autre part, les cadres supérieurs de catégorie A semble consommée. Cette rupture révèle que les enjeux professionnels s’associent aux enjeux sociétaux, tel le rejet de l’immigration ou de l’islam. Ainsi, si le choix du FN au sein de la FPE atteint 12 % chez les cadres A, il grimpe à 34 % dans la catégorie C. Dans la FPT, l’écart entre les deux catégories est moindre – 16 % contre 27 % – mais il atteint des sommets dans la FPH où le FN attire 18 % des cadres A et 39 % des agents de catégorie C.

On mesure ici l’ampleur du malaise qui traverse les trois fonctions publiques. Un malaise lié à une série de facteurs cumulatifs : la réduction des effectifs et des moyens (à la faveur de l’application de la RGPP) alors que la demande des usagers s’accroît (c’est clairement le cas de l’hospitalière et de la police ou de l’armée), la déception à l’égard d’un gouvernement socialiste qui a bloqué les salaires, la défiance vis-à-vis de la droite parlementaire dont la logique libérale a surtout profité au sommet de l’État, le sentiment de payer le coût de la mondialisation comme le montrent les réponses aux autres questions de l’enquête. Mais le sentiment de déclassement a touché aussi une partie de la catégorie A. Dans l’ensemble des trois fonctions publiques, le vote FN de la catégorie A (hors monde enseignant) est, en effet, de 18 %.

L’analyse montre, enfin, que la progression du FN n’entraîne pas un effondrement du vote pour le PS qui réalise un score honorable de 33 % dans la FPE contre 36 % pour François Hollande en 2012, de 30 % dans la FPT contre 36 % également en 2012 et de 27 % dans la FPH contre 30 % en 2012. Même si les deux types de scrutins sont différents et ne peuvent être comparés qu’avec prudence, les écologistes progressent sensiblement en 2015 (8 % dans les trois fonctions publiques).

En revanche, les listes de la gauche contestataire sont abandonnées (7 % dans la FPE contre 15 % en 2012) sans que la catégorie joue beaucoup. Cependant, cette évolution se fait à la suite de transferts de vote complexes, effectués parfois dans une visée de vote « utile », et sans que l’on puisse y voir un glissement de la gauche vers le FN, phénomène statistiquement très faible.

Cette percée du vote FN au sein des trois fonctions publiques n’a pas qu’une signification électorale. Et elle n’est pas seulement liée au contexte créé par le terrorisme. Elle montre aussi à quel point les fonctionnaires ne croient pas – ou plus – aux réformes managériales et sont inquiets pour l’avenir du service public.

Cet article a été réactualisé le 14 janvier pour tenir compte des derniers chiffres à la disposition de l'auteur concernant le vote FN au sein des forces de sécurité.

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