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La poupée de Cosette : quand Victor Hugo soulignait l’importance du jeu pour les enfants

La poupée de Cosette, huile sur toile par Léon-François Comerre, conservé à la mairie de Trélon (Nord). Léon Comerre/Wikimedia Commons

Les Misérables de Victor Hugo se sont diffusés dans le monde entier, et, parmi les nombreuses adaptations pour la jeunesse, souvent le personnage de Cosette enfant a été sélectionné pour en faire une héroïne touchante, échappant à la misère grâce à Jean Valjean. L’épisode se trouve dans le livre III de la deuxième partie.

C’est Noël à Montfermeil en 1823, des boutiques sont installées sur la place, dont l’une face à l’auberge des Thénardier où Cosette trime toute la journée comme servante. Une très grande poupée vêtue de rose trône sur un linge blanc dans la vitrine du bimbelotier, et Cosette est en extase.

Adrien Marie, « Cosette et la vitrine. ». _Les Misérables_, nouvelle édition illustrée, Paris, E. Hugues, 1879-1882

Elle va chercher de l’eau à la fontaine et une main secourable l’aide : c’est Jean Valjean. Il vient prendre chambre à l’auberge où les deux filles Thénardier jouent avec leurs poupées alors que Cosette n’a qu’un petit sabre en plomb. Jean Valjean lui offre la poupée. Elle la contemple et va dormir avec elle sous l’escalier après avoir laissé son sabot dans la cheminée. Jean Valjean y met un louis d’or. Le lendemain, il part avec Cosette.

Pourquoi cet épisode est-il si extraordinaire ? Pourquoi un éditeur scolaire moderne, La Librairie des Écoles, reprend-il en 2012 ce passage pour un petit livre, intitulé La poupée de Cosette, utilisant le texte de Victor Hugo avec explication des mots difficiles ? Parce qu’il présente, dans une œuvre littéraire, et pour la première fois, une fine analyse psychologique du jeu de la poupée, mettant en lumière l’importance des jouets pour l’enfant et participant ainsi à la création d’un mythe romantique de l’enfance.

Pour écrire ce texte, dans les années 1845-1847, Victor Hugo a puisé dans son expérience de père de famille, dans cette sensibilité à l’enfance qu’on retrouve dans toute son œuvre, et, c’est notre hypothèse, dans un conte diffusé depuis le XVIe siècle, le conte de La poupée qui mord. Examinons ces deux aspects pour mieux éclairer ce passage des Misérables.

Pouvoir de l’imagination

Pour Victor Hugo, la poupée est le symbole de tous les jouets de l’enfance, comme le montre cette boutade du 1er janvier 1832 dans Choses vues : « Bénie soit la Providence qui a donné à chacun son joujou, la poupée à l’enfant, l’enfant à la femme, la femme à l’homme, l’homme au diable ! » Dans la famille de notre écrivain, les jouets sont présents très tôt, dès 1823, comme le montrent les comptes du ménage. Sa fille de cinq ans et demi, Léopoldine, reçoit une poupée en 1830. Son papa l’appelle « Didine » ou « Poupée », surnom qui surgit dans sa Correspondance en 1832, l’année de la citation, et que l’on trouve périodiquement jusqu’aux quatorze ans de la fillette.

Lino Ventura (Jean Valjean) et Valentine Bordelet (Cosette) dans l’adaptation des Misérables par Robert Hossein.

Victor Hugo a assisté aux jeux de sa fille, à ses querelles avec Adèle (Dédé), sa sœur, qui lui prend sa poupée jusqu’à ce qu’elle en possède une à son tour. Dans la Correspondance, comme dans toute l’œuvre de Victor Hugo antérieure à 1850, la poupée est le jouet le plus cité. Il y est attentif y compris dans ses voyages. Il voit, sur le seuil d’une masure, « une petite fille grande comme Dédé, qui portait dans ses bras un gros garçon de dix-huit mois lequel serrait dans ses bras une poupée. Trois étages. » (Correspondance familiale, lettre du 1er septembre 1837). Cette idée des trois étages sera reprise dans Les Misérables, avec Jean Valjean qui porte Cosette laquelle porte la poupée.

Pour raconter l’histoire de la poupée de Cosette, Victor Hugo a donc puisé dans sa vie, dans son expérience des enfants. Mais il va plus loin, vers ce qui serait une « mythisation » de la poupée. Au milieu du récit, il prend la parole :

« La poupée est un des plus impérieux besoin et en même temps un des plus charmants instincts de l’enfance féminine. […] Le premier enfant continue la dernière poupée. Une petite fille sans poupée est à peu près aussi malheureuse et tout aussi impossible qu’une femme sans enfant. » (II, livre III, 8, éd. Laffont, p. 321)

Avant lui, Rousseau, Maria Edgeworth et madame Necker de Saussure ont fait une place à la poupée dans leurs écrits pédagogiques. Mais Victor Hugo, en décrivant les gestes et les attitudes de Cosette envers la poupée, va plus loin. Il saisit le pouvoir de l’imagination enfantine, lorsque Cosette transforme son sabre de plomb en poupée et quand elle contemple, immobile, sa poupée assise sur la chaise et répond à Jean Valjean qui lui demande de jouer : « oh ! je joue ».

« La poupée admirée », Adrien Marie. _Les Misérables_, nouvelle édition illustrée, Paris, E. Hugues, 1879-1882

Contrairement aux éducateurs et pédagogues qui parlent de la poupée, Victor Hugo sait évoquer avec tendresse les sentiments qui agitent l’enfant, il montre leurs scénarios de jeu, leurs gestes, leurs joies et leurs peurs. Il rejoint ainsi les tentatives des auteurs de livres pour la jeunesse qui mettent en scène les enfants dans leurs jeux.

Depuis le début du XIXe siècle des albums s’attachent à ce thème, comme Les jeux de la poupée, L’éducation de la poupée, souvent réédités, mais un livre plus important est publié en 1839 par Julie Gouraud sous le pseudonyme de Louise d’Aulnay, Mémoires d’une poupée, contes pour les petites filles. L’auteure n’hésite pas, dans sa préface, à écrire :

« Oui, la poupée est un commencement d’enfant : la tendresse de sa maîtresse est un premier rayon d’amour maternel […] À regarder de bien près, mais de très près, la poupée est le pivot de l’humanité ! » Et elle se dit tentée de donner comme titre à son livre « Le mythe de la poupée et de la petite fille ».

L’ouvrage est réédité en 1845, 1847, 1854 ; il est possible que Victor Hugo l’ait eu entre les mains. Mais la structure de son récit semble plutôt s’inspirer d’un conte.

La structure du conte

Ce conte, publié pour la première fois en 1550 à Venise dans Le Piacevole Notti de Giovan Francesco Straparola, est traduit en français en 1560 et 1562, et se diffuse dans toute l’Europe, dans des versions différentes, dont certaines à Naples, en Provence et en Espagne, endroits où Victor Hugo est allé enfant.

Dans Les Misérables, le merveilleux est chrétien, comme dans un conte de Noël : le marchand apparaît à Cosette comme « le Père éternel », la poupée étant « la dame », c’est-à-dire Notre-Dame, la Vierge. En voyant la boutique, Cosette « croyait voir le paradis ». Les cadeaux dans la cheminée sont apportés par « leur bonne fée », et Hugo précise « la fée, c’est-à-dire la mère ».

Cosette, adaptation par Denise Hamoir (sous le pseudonyme de Denis François), illustrations de François Batet, Paris. Hachette, 1960

Si le vocabulaire évoque les contes, la structure du récit se rapproche de celle de La poupée qui mord. Au départ, une enfant pauvre et orpheline, Adamantine va vendre le fil, fruit de son travail et de celui de sa sœur, pour ramener du pain. Elle voit un étalage avec une splendide poupée, que la marchande lui donne en échange de son fil. Sa sœur la bat, car elle ne ramène pas de quoi manger, comme la Thénardier voulait battre Cosette qui n’a pas rapporté le pain.

Puis Adamantine joue avec sa poupée et va dormir, comme Cosette le fait aussi. Dans le conte, la poupée la réveille en demandant d’aller à la selle et elle fait des pièces d’or. Les deux sœurs deviennent riches et la voisine est jalouse, comme les Thénardier envers Jean Valjean. La partie scatologique du conte, quand la poupée mord le postérieur du roi, n’avait évidemment pas sa place dans le récit hugolien.

Mais le mariage d’Adamantine avec le roi peut être comparé à la relation affectueuse de Jean Valjean avec Cosette, la relation père/fille pouvant être fantasmée comme un mariage avec un roi, cet être puissant qui l’a sortie de la misère. Nous avons abrégé la comparaison entre le conte et le roman, mais les rapprochements narratologiques et symboliques sont trop nombreux et trop précis pour être purement fortuits.

Le génie de Victor Hugo s’exprime dans cette façon de nouer les fils de l’expérience vécue avec ceux du merveilleux chrétien et ceux d’une structure narrative d’un conte entendu dans l’enfance. Ainsi aboutit-on à une image juste psychologiquement et qui s’élève jusqu’au mythe dans une vision romantique de l’enfance et de ses jouets.

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