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Industrilles

La qualité du travail, clé de la santé et de la performance des travailleurs

Le travail bien fait. Photo on Foter.com

« Comme c’est l’usage à cette période, nous vous souhaitons une bonne santé pour l’année qui vient, que favorisera un travail de qualité permettant d’être performant. Car rien n’est plus pathogène que la « performance empêchée » ou une organisation qui n’est pas à l’écoute de ses collaborateurs ».

Du 13 au 20 septembre 2018 a eu lieu à Cerisy un colloque consacré au Travail en mouvement. Une table ronde a réuni Yves Clot, professeur émérite de psychologie du travail au CNAM, Jean‑Yves Bonnefond, chercheur dans son équipe, et Bertrand Ballarin, ancien responsable des relations sociales de Michelin et initiateur de la démarche « responsabilisation » du groupe, pour parler d’autonomie et de participation des salariés au sein de nouvelles formes d’organisation du travail.

Les enquêtes de la DARES sont formelles : 35 % des salariés de l’industrie et 36 % de ceux de la fonction publique déclarent ne pas ressentir de fierté dans leur travail et ne se reconnaissent pas dans le travail qu’ils effectuent. La notion de travail « bien fait » et son contraire, l’impossibilité d’y parvenir, représentent, selon Yves Clot, l’une des questions centrales du travail aujourd’hui. Elles impactent significativement la santé des travailleurs et la perception de leurs conditions de travail. Les salariés réclament de plus en plus d’être parties prenantes des décisions qui concernent leur travail. Lorsque ce « pouvoir d’agir » est empêché, les pathologies apparaissent.

Qu’est-ce qu’un travail « bien fait » ?

Or, il n’existe pas dans les entreprises de cadre institutionnalisé pour discuter de ce qu’est un travail « bien fait » ; cela reste le privilège de l’employeur qui détient un pouvoir discrétionnaire sur l’activité de travail dans le cadre du contrat de subordination qu’est le salariat. C’est pourquoi Yves Clot milite depuis longtemps pour la création d’instances de délibération où l’on puisse discuter de la qualité du travail – un concept radicalement différent et autrement plus fondamental que la « qualité de vie au travail » (baby-foot, masseurs, crèches et chief happiness officer) dont il est tant question.

Ces espaces de « dispute professionnelle », comme il aime à les appeler, présupposent une acceptation des « conflits de critères » sur ce qu’est un travail bien fait. La discussion sur la qualité du travail devient alors le chaînon manquant entre santé psycho-physique des travailleurs et performance au sein d’une entreprise « délibérée » bien plus que « libérée ». Car comme le rappelle Yves Clot, « l’autonomie, ce n’est pas la liberté de faire ce que l’on veut, mais celle de co-construire la prescription ».

Renault Flins institutionnalise la « coopération conflictuelle »

Comment construire de telles instances de « coopération conflictuelle » dans l’entreprise ? Une expérimentation a été menée à l’usine Renault de Flins par l’équipe de psychologie du travail du CNAM. En deux ans, le dispositif « DQT » – pour Dialogue sur la Qualité du Travail – a été généralisé au sein de cette usine. À la demande de Patrick Pélata, alors directeur général de Renault, l’aventure commence en 2012 à l’unité d’habillage des portes de Flins, raconte Jean‑Yves Bonnefond qui fut au cœur de cette expérimentation. Des situations de travail sur chaîne sont filmées, puis discutées entre les opérateurs, discussions qui sont à leur tour filmées.

Ce matériau filmé est alors présenté et discuté au sein d’un comité de suivi, composé de la direction de l’usine, direction générale et représentants des salariés. Une prise de conscience s’opère : le comité de suivi constate que le renoncement à parler des opérateurs est source de performance gâchée, d’atteinte à la santé, d’absentéisme et de sentiment de défiance. Mandat est alors donné par la direction générale de poursuivre l’expérimentation par un dialogue entre opérateurs et encadrement. Aujourd’hui, 120 opérateurs référents ont été élus par leurs pairs dans toute l’usine. Ils peuvent sortir de la ligne pour remonter aux chefs d’ateliers les problèmes rencontrés dans le travail quotidien et proposer les solutions qu’ils ont imaginées pour y faire face.

Michelin : « pas de bien-être sans bien-faire »

Autre exemple : Michelin. À partir de 2004, Michelin déploie son nouveau système lean, le Michelin Manufacturing Way (MMW). C’est une grande réussite avec une standardisation complète des routines, tableaux visuels, chantiers de progrès entre toutes les usines du monde, et 30 % de gains de productivité à la clé. Mais cinq ans plus tard, un constat s’impose : l’état psychologique de la population ouvrière et des agents de maîtrise s’est dégradé, et ces derniers le font bruyamment savoir. « L’âme Michelin s’en est trouvée désagréablement chatouillée » explique Bertrand Ballarin qui fut à l’origine de la démarche de changement. Sans renoncer au MMW, décision est prise de tester immédiatement un nouveau système de responsabilisation des opérateurs et un changement du mode de management sur 38 îlots de fabrication dans plusieurs usines – un îlot, dirigé par un agent de maîtrise, comprend environ 45 personnes divisées en plusieurs équipes de 8 à 12 opérateurs qui se relaient dans l’usine.

Pour Michelin, il s’agit de « travailler » sur la qualité du travail pour redonner aux opérateurs la maîtrise de ce qu’ils font et in fine de fusionner performance et autonomie. Entre les termes autonomie, responsabilité et liberté, l’entreprise a cependant choisi « responsabilisation », ce qui indique que la montée en responsabilité est un processus « accompagné ». Comme l’indique Bertrand Ballarin, la responsabilité, c’est la combinaison de l’empowerment (pouvoir d’agir) et de l’accountability (le fait de rendre des comptes). Si la responsabilité est par nature individuelle car elle ne se dilue pas, le collectif est mobilisé de façon à ne pas laisser l’individu isolé face à sa responsabilité. C’est aussi l’une des raisons pour lesquelles Michelin n’a pas renoncé au management intermédiaire dont le rôle a cependant évolué. L’opérateur se réapproprie de la liberté dans la mise en œuvre des règles et dans la résolution des problèmes via un transfert de compétences, par exemple en maintenance, réglage, sécurité ou qualité. Aux compétences nécessaires pour tenir le poste vient s’ajouter un nouveau domaine d’expertise dont l’opérateur devient référent, ce qui permet aussi de lutter contre la déqualification des métiers.

En définitive, conclut Bertrand Ballarin avec beaucoup d’honnêteté, il ne s’agit pas de renoncer à l’organisation scientifique du travail, ni au principe d’autorité, mais de tempérer et « détartrer » les règles et processus. Une fois la démarche généralisée, le taux d’engagement des cols bleus est passé chez Michelin de 67 à 82 % entre 2013 et 2016, dépassant celui des cols blancs, ce qui est inédit dans une entreprise manufacturière.

Il ne suffit pas d’écouter, il faut instituer le conflit

Il ne faudrait cependant pas croire que ces nouvelles formes d’organisation du travail se limitent à « libérer la parole des salariés » ou « à développer les capacités d’écoute des managers ». Conditions sans doute nécessaires, mais certainement insuffisantes. « Il ne suffit pas d’écouter, insiste Yves Clot, il faut instituer le conflit ; il faut former les managers à promouvoir la qualité du travail plutôt qu’à écouter. Les managers sous-estiment souvent les objectifs de performance souhaités par les salariés. Il y a un problème d’efficacité plus que d’écoute ou alors d’écoute pour l’efficacité. C’est parce que les managers ne permettent pas le meilleur fonctionnement de l’organisation que les opérateurs ont du mal-être au travail ».


L’original de cet article, préparé avec Marie-Laure Cahier, a été publié dans le numéro d’octobre de la revue Personnel de l’ANDRH, qui nous a aimablement autorisé à le reproduire ici.

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