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La question des « banlieues », du récit social à la crise identitaire

Conseil des ministres délocalisé aux Mureaux, le 26 octobre 2015. Lionel Bonaventure/AFP

Les révoltes urbaines de 2005 réagissant à la mort de deux jeunes de Clichy n’étaient pas un coup de tonnerre dans un ciel serein. Depuis les années 1980 déjà, les « rodéos », les « émeutes » et les affrontements des jeunes avec la police étaient devenus monnaie courante dans bien des banlieues françaises.

En dépit des politiques de la ville qui interdisent de penser que ces quartiers sont abandonnés, la pauvreté, l’échec scolaire, la délinquance juvénile, le chômage des adultes et, plus encore des jeunes, s’y concentrent obstinément. Ceux qui s’en sortent quittent les quartiers alors que les nouveaux venus sont plus pauvres, issus de courants migratoires récents et donc plus éloignés des modèles culturels et sociaux de la société d’accueil.

Au long déclin de la vie politique et associative des quartiers s’est substituée l’emprise de l’islam devenu le principal vecteur d’une identité positive opposant le « nous » des habitants au « vous les Français », bien que la majorité des habitants soient des citoyens français et que tous ne fréquentent pas la mosquée. Même si le concept de ghetto peut prêter à débat, il semble peu discutable que s’installe un processus de ghettoïsation par lequel les quartiers relégués se ferment sur eux-mêmes, accroissant ainsi leur exclusion.

Le « récit social » en panne

Mais le changement le plus essentiel ne tient pas à la cristallisation des difficultés sociales des quartiers. Depuis une dizaine d’années, c’est le rapport de la société française aux banlieues qui a changé. Pendant deux décennies le « problème des banlieues » a d’abord été lu comme un problème social sous l’angle du chômage, de la crise de la société industrielle et de ses « grands ensembles ». Les questions d’identité et de culture étaient définies en termes de parcours migratoires : quels sont les obstacles à l’assimilation et à l’intégration progressives des migrants appelés à devenir des « Français d’origine étrangère », comme le furent leurs prédécesseurs venus d’Espagne, d’Italie, de Pologne et du Portugal… ?

En fait, tout se passe comme si ce récit « social » du problème des banlieues ne fonctionnait plus, comme s’il fallait désormais raisonner en termes d’identité, de culture et de religion, bien plus qu’en termes de catégories et de conditions sociales. Le regard porté sur les banlieues, avec tous les stigmates et les discriminations qu’il engendre, est le symptôme d’une mutation qui concerne moins les banlieues elles-mêmes que la société dont elles font partie.

L’amalgame entre islam-terrorisme-banlieues va bon train. Osnat Skoblinski/Flickr, CC BY-NC-SA

Les jeunes des banlieues étaient d’abord perçus comme les victimes d’une crise économique et comme une « classe dangereuse » trouvant dans la délinquance et la violence des substituts à l’emploi dont ils étaient privés. Aujourd’hui, cette image est remplacée par celle de l’Islam, non pas comme revendication d’un droit à une identité religieuse dans une société laïque, mais comme une menace contre l’identité nationale identifiée à une laïcité dont l’extrême droite devient la championne contre toute sa tradition politique. Ce basculement d’un problème social vers un problème national identitaire a fini par s’imposer.

L’amalgame banlieues/terrorisme

Par une sorte de réflexe, l’attaque sanglante, le 7 janvier 2015, contre Charlie Hebdo a été interprété comme l’expression de banlieues devenues de terreau du terrorisme : l’école aurait abdiqué et les banlieues doivent être reconquises par la République ou bien exclues de cette République… Or, le lien entre les banlieues et le terrorisme est loin d’être aussi évident qu’on le dit : tous les candidats au djihad ne viennent pas des banlieues, tous n’ont pas échoué l’école et le djihad a sans doute plus à voir avec la crise du Moyen-Orient qu’avec les banlieues françaises.

Il n’empêche, les banlieues deviennent le symptôme d’une crise de l’identité nationale républicaine française. Elle s’impose comme l’enjeu central des clivages politiques. Si les manifestants du 11 janvier ne voulaient pas associer les banlieues au terrorisme, il faut aussi noter que pour toute une partie de l’opinion publique, cette association va de soi : le terrorisme serait le produit de l’immigration, de la faiblesse de l’État et du récit du délitement de l’identité nationale ; les attentats étaient prévisibles et la France serait menacée d’envahissement par les réfugiés.

Républicanisme maurassien

La transformation de la question sociale en problème identitaire paraît d’autant plus évidente que le « peuple » français serait abandonné par les élites politiques intellectuelles et économiques. Il suffirait de regarder de près la nature de l’électorat populiste et de l’absentéisme politique pour voir que la demande de nation et de communauté nationale contre l’Europe et les étrangers s’enracine dans tous les groupes qui se sentent abandonnés et menacés, par ceux dont l’insécurité culturelle prolongerait l’insécurité économique. Ainsi s’installe dans le paysage idéologique et politique une lecture identitaire, culturelle et religieuse des problèmes sociaux.

Et rien n’est plus spectaculaire que le basculement d’un grand nombre d’intellectuels médiatisés et d’éditorialistes vers une sorte de républicanisme maurassien en appelant à la défense de la République et d’une identité nationale menacée par les forces du libéralisme hors des frontières, et par les banlieues à l’intérieur des frontières.

Bien sûr, tous les citoyens français ne pensent pas ainsi, mais le cœur du débat public est devenu celui de l’identité nationale. La gauche n’est plus sur son terrain, celui des problèmes sociaux, et les banlieues deviennent l’enjeu d’une crise qui les déborde de toute part. Symptômes d’une crise économique, les banlieues seraient devenues le symptôme d’une crise de la nation. Dès lors, le rejet, les discriminations et les replis identitaires ont de beaux jours devant eux.

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