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La recherche française est-elle en crise ?

En 2008, des chercheurs avaient manifesté devant le siège de l’ANR pour protester contre le mode de financement de leurs travaux. Francois Guillot/AFP

L’Agence française de financement de la recherche sur projets, l’ANR a pour mission la mise en œuvre du financement de la recherche sur projets en France sur un mode de sélection compétitive.

Le 6 juin, Le Comité d’évaluation scientifique en mathématiques et en informatique de l’Agence nationale de la recherche a démissionné en bloc « pour protester contre la confiscation des choix scientifiques par une gestion entièrement administrative ».

Le comité, animé par son président Christophe Besse (professeur de mathématiques, Université Toulouse 3), Marie-Claude Arnaud (professeur de mathématiques, Université d’Avignon) et Max Dauchet, (professeur émérite d’informatique, Université Lille-1), ne transmettra donc pas ses travaux à la direction de l’ANR.

Un nouveau mode de fonctionnement

Le comité conteste « l’opacité du processus de sélection » et demande à la direction générale de l’ANR « la mise en place un nouveau mode de fonctionnement ». Ces membres souhaitent « un meilleur contrôle du processus de sélection, de manière à mettre en œuvre une politique scientifique cohérente qui respecte les spécificités de chaque discipline, au service de la stratégie nationale de la recherche ».

Dans une lettre ouverte, Patrick Petitjean, le président du comité ANR de Physique subatomique, Science de l’Univers, Structure et histoire de la Terre, professeur à l’Institut d’Astrophysique de Paris, indique à propos de la sélection ANR 2015 en Sciences de l’Univers que « seulement cinq projets collaboratifs et trois projets jeunes chercheurs ont été acceptés cette année pour, respectivement, 60 et 33 projets déposés » et ajoute que ce taux de réussite plus faible que celui des projets européens « fait que l’ANR ne joue pas le rôle d’une agence nationale, qui devrait être de dynamiser les recherches dans de nombreuses directions afin de maintenir une activité forte et préserver la créativité. Avec un taux aussi bas, on ne réussit qu’à se gargariser hypocritement avec la soi-disante excellence des soi-disants meilleurs projets ».

La recherche française est-elle en crise ? Ces démissions en nombre ne sont qu’un symptôme de la normalisation néolibérale de la recherche, délétère pour la créativité et l’intérêt général.

Pilotage, management, communication, concurrence

Ces nouveaux maîtres-mots de la recherche ne sont pas sans effet sur la production d’idées. Le système universitaire de recherche est soumis à une injonction de rentabilité et à une pression normative à « l’innovation » et à « l’excellence » définies par des formes d’évaluation quantitative promues par un cadre étatique paradoxalement de plus en plus dirigiste mais promouvant la compétition néo-libérale.

Depuis une dizaine d’années, ce cadre a organisé la concurrence : pacte pour la recherche en 2006 créant l’ANR, les pôles de compétitivité, les nouvelles instances d’évaluation ; loi LRU d’autonomie des universités et son corollaire la recherche de financement et le développement des fondations ; création en 2010 des SATT (sociétés d’accélération de transfert des technologies ; nouvelle loi ESR ; programmes d’investissement d’avenir (idex, equipex, labex…).

La recherche est sommée d’innover dans des productions à rentabilité immédiate, alors même que les moyens récurrents font défaut. Moyens qui font défaut même pour se procurer les ouvrages et revues indispensables à une activité de recherche, financer le déplacement ou les droits d’inscription pour participer à un colloque international, financer un recueil de données ou même une activité de secrétariat.

Une grande partie des informations scientifiques n’est pas gratuite et libre mais de plus en plus coûteuse dans un contexte de crise éditoriale de la recherche. Les chercheurs publiant dans les revues ont de plus en plus de mal à se procurer ces mêmes revues pour être informés des avancées publiées par leurs collègues français et étrangers.

Pression internationale et perte de temps

Cette pression internationale à innover se retrouve aussi dans les programmes européens type Horizon 2020. Les nouvelles structures de promotion des innovations mobilisent des moyens considérables.

La recherche sur appels à projets compétitifs devient la règle sans aucune réflexion sur les effets des modalités de définition de ces appels et de sélection des « élus », sur la concurrence entre chercheurs et disciplines, et sur les écarts entre la temporalité de la production d’idées et de recherche et celle de l’urgence des réponses aux appels.

De fait, une partie non négligeable du temps du chercheur est occupée à remplir des cases, des dossiers tous différents, des myriades de tableaux Excel pour trouver des ressources qui lui permettront d’avoir du temps et des moyens pour travailler.

Chaque chercheur français passe plusieurs mois par an à chercher des financements dans des réponses à des appels dont une toute petite partie aboutira et dont le reste ne sera donc pas réalisé.

Il doit perdre du temps (et donc de l’argent public) pour pouvoir… avoir du temps à consacrer à ses recherches.

En terme d’optimum sociétal, combien de milliers voire de millions d’euros, dépensés en vain dans les traitements de chercheurs qui, quels que soient la qualité et l’intérêt scientifique de leurs projets, seront mécaniquement gaspillés puisque plus de 90 % des projets ne seront pas mis en œuvre faute de moyens ?

Court terme

Partout se généralise le financement sur projets à court terme niant la temporalité longue de la réflexion et de la pensée et la liberté d’orienter ses recherches vers des thématiques non rentables à court terme, voire critiques, lorsqu’il s’agit de sciences humaines et sociales.

La nécessité de participer du jeu du marché concurrentiel impose alors une « valorisation » des recherches principalement à destination des financeurs (publics mais aussi de plus en plus souvent privés) et plus de ceux à qui légitimement la recherche devrait bénéficier les citoyens.

Le temps de recherche est alors de plus en plus contraint : entre la réponse aux appels et la valorisation – non pas aux fins de démocratisation des savoirs tels les articles de The Conversation – aux fins de financement. S’il est clair que le financeur privé (voire même public comme les collectivités locales ou autres organismes publics) répond à sa propre logique de besoins, comment le chercheur s’accommode-t-il de ses propres questionnements scientifiques, pour pouvoir à la fois satisfaire le donneur d’ordre et ses impératifs scientifiques ?

Certes, la recherche doit se faire « avec » : avec les questions légitimes des sujets mais ne peut y être inféodée d’autant qu’Isabelle Stengers, la philosophe des sciences, montre qu’un concept n’émerge que s’il intéresse…Toute la question étant de saisir les modalités complexes de définition de cet intérêt, résultante dialectique de conflits et consensus définissant des territoires de pouvoir dans un contexte de rareté organisée.

Le système du publish or perish conjugué à des évaluations quantitatives et à des impact factors qui mesurent le nombre de citations des travaux, produit un conformisme dans les formes d’organisation de la recherche soumise aux canons internationaux qui valorise certaines recherches et certaines disciplines autant qu’une concentration des moyens sur certains projets et certaines disciplines centrales et un fonctionnement routinier de Science « normale ».

Citer et être cité telle est la loi du monde scientifique qui questionne sur les modalités de définition connivente/concurrentielle des doxas scientifiques.

Injonctions contradictoires et créativité : la montée de pressions

La pression normative poussant les chercheurs et enseignants-chercheurs à produire à flux tendu obère les nécessaires errances, marginalités, chemins de traverse indispensables à la réflexion.

Les grands penseurs de la génération précédente, ceux qui nous ont aidés à penser le monde qui vient, auraient pour beaucoup d’entre eux aujourd’hui du mal à satisfaire aux exigences de productivité scientifique selon des modalités d’évaluation compétitive et de conformité normalisée.

La vision productiviste, standardisée et quantitative de la recherche engendrant des contraintes gestionnaires de conformité à des indicateurs internationaux produit un renversement de perspectives que le psychanalyste Roland Gori décrit ainsi : « les producteurs de contenus doivent répondre de leurs activités à des personnels qui, au lieu de les épauler dans leurs missions, deviennent des contremaîtres qui les maltraitent.“

Cette emprise technocratique met à mal les conditions d’exercice du métier de chercheur pris dans des activités administratives et financières chronophages sans utilité et cohérence auxquelles s’ajoutent des réformes successives non pensées en matière d’enseignement supérieur qui obligent régulièrement à la refonte des maquettes de diplômes.

S’agissant des enseignants-chercheurs, le service d’enseignement est singulièrement plus lourd que dans les grands pays comparables auquel s’ajoutent des tâches administratives toujours plus diversifiées, liées à l’augmentation des missions et de participation aux évaluations des laboratoires de recherche ; autant de tâches qui réduisent le temps consacré à l’acquisition de connaissances et à la construction de collectifs.

La compétition en lieu et place de la coopération et du partage de connaissances : telles sont les conséquences.

Mécanismes politiques et sociaux

La pression à transférer rapidement les savoirs, déjà délétère dans les sciences « dures » devient sans signification en sciences humaines et sociales qui ne produisent pas de politiques publiques et ne génèrent pas ou peu d’horizons d’attente chez les décideurs (sauf à être instrumentalisées). D’autant que la valorisation des travaux en direction de la société civile passe elle-même notamment par le marché de l’édition lui-même soumis aux contraintes de rentabilité éditoriales.

Ces mécanismes politiques et sociaux sont encore plus prégnants dans les sciences humaines et sociales où trouver des financements est un parcours du combattant sauf à répondre aux « grands défis sociétaux » tels que définis par le haut.

En 2013 par exemple, seul 2 % du financement total de l’ ANR est attribué à l’ensemble des sciences humaines et sociales.

Il faut dire que les sciences sociales sont dangereuses pour tous les pouvoirs, si elles montrent que le roi est nu !

A cela s’ajoute la précarisation des « intermittents » de la recherche (qui n’ont évidemment pas le statut d’intermittent)et qui constituent le gros des bataillons des emplois contractuels de l’enseignement supérieur, ce notamment lié aux effets de la loi LRU conjugué aux contraintes budgétaires imposées par l’État aux établissements.

La précarité est la norme des débuts de carrière des chercheurs et enseignants-chercheurs en France.

Pour financer les différentes mesures nouvelles (plan emploi, agriculture, sécurité, etc.) annoncées depuis janvier, le gouvernement a préparé un projet de décret prévoyant au total 1,1 milliard d’euros d’économies budgétaires supplémentaires en 2016. Quand les grands noms de la recherche doivent se mobiliser pour éviter ces amputations, il est temps de se poser les bonnes questions.

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