Les écosystèmes des eaux douces sont menacés par une multitude de stresseurs environnementaux liés aux activités humaines. L’invasion par une espèce non indigène constitue l’un des stresseurs les plus insidieux et les plus dommageables.
Cet article fait partie de notre série Le Saint-Laurent en profondeur
Ne manquez pas les nouveaux articles sur ce fleuve mythique, d'une remarquable beauté. Nos experts se penchent sur sa faune, sa flore, son histoire et les enjeux auxquels il fait face. Cette série vous est proposée par La Conversation.
Au cours des deux derniers siècles, des populations établies de près de 190 espèces non indigènes d’invertébrés, de poissons, de plantes et de microbes ont été découvertes dans le bassin des Grands Lacs. Elles ont été introduites par plusieurs sources et voies d’accès, notamment les canaux, les animaux de compagnie, le déversement de seaux à appâts, les fuites provenant de l’aquaculture et, surtout, le rejet de l’eau de ballast des navires transocéaniques.
Les citernes de ballast des navires peuvent contenir toutes sortes d’invertébrés, de larves de poissons et d’énormes quantités de phytoplancton et de zooplancton à divers stades de développement. Le rejet de l’eau de ballast est responsable de milliers d’invasions côtières dans le monde. C’est la principale cause d’invasion des Grands Lacs depuis 1959, époque à laquelle la voie maritime moderne du Saint-Laurent a été ouverte pour accueillir de plus gros navires de commerce océaniques.
Au milieu des années 1980, un cargo d’Europe de l’Est entreprend un voyage outre-mer vers les Grands Lacs. Avant que le navire ne quitte son port d’attache, de l’eau est pompée dans ses réservoirs de ballast afin d’ajouter poids et stabilité pour traverser l’océan Atlantique en toute sécurité. L’eau contient les larves d’une moule d’eau douce envahissante. Après avoir emprunté la Voie maritime du Saint-Laurent, le navire déverse une partie de l’eau – et donc des larves – dans un port des Grands Lacs, introduisant ainsi la moule zébrée en Amérique du Nord. Le même scénario s’est produit pour de nombreuses autres espèces.
Une gestion efficace du circuit de l’eau de ballast est essentielle si l’on veut ralentir le rythme de l’invasion dans les Grands Lacs et protéger ses ressources. Voici un exemple d’intervention qui semble avoir permis d’atteindre cet objectif.
Déficiences dans la gestion de l’eau de ballast
De 1959 à 2006, on découvrait un nouvel envahisseur établi dans le bassin des Grands Lacs tous les six à sept mois, en moyenne. Aucun autre système d’eau douce sur la planète n’a subi d’invasions aussi fréquentes.
Près des deux tiers de ces espèces ont été introduites par de l’eau de ballast. Parmi elles figurent des envahisseurs qui ont appauvri la biodiversité indigène, altéré les pêcheries et causé d’autres impacts écologiques et socioéconomiques dans les Grands Lacs.
En 1993, le Canada et les États-Unis ont tenté de contrôler les invasions par eau de ballast en exigeant que les navires entrants remplacent leur eau de ballast douce par de l’eau salée avant d’entrer dans les Grands Lacs.
La logique derrière cette réglementation était que les organismes d’eau douce présents dans les réservoirs de ballast seraient soit purgés, soit tués par une exposition à l’eau salée, et que tout organisme marin absorbé au hasard au cours du processus serait incapable de se reproduire dans les Grands Lacs.
Étonnamment, on a continué à découvrir de nouvelles espèces d’eau douce non indigènes dans les Grands Lacs, comme la puce d’eau en hameçon, la petite crevette d’eau douce et la crevette rouge sang, plus de dix ans après la mise en œuvre de cette réglementation.
En réalité, l’efficacité de la réglementation a été compromise par des navires entrants non tenus de procéder à un échange d’eau de ballast parce qu’ils déclaraient ne pas avoir de ballast pompable à bord, alors qu’il y avait de l’eau résiduelle dans leurs citernes, considérées comme vides.
En effet, ces navires, qui constituent la majorité des navires empruntant la voie maritime, transportaient en moyenne 47 tonnes d’eau résiduelle et 15 tonnes de sédiments dans leurs citernes de ballast et contenaient divers invertébrés d’eau douce vivants.
Après avoir déchargé leur cargaison dans un port des Grands Lacs, ces navires non réglementés pompaient de l’eau pour remplacer le poids perdu. Ils se rendaient ensuite dans un autre port pour charger une nouvelle cargaison et rejeter leur eau de ballast, désormais contaminée par des organismes. Plusieurs envahisseurs ont été introduits dans les Grands Lacs de cette façon.
Une diminution impressionnante des invasions
Pour répondre à ce problème, on a mis au point une procédure appelée rinçage à l’eau de mer. Des expériences menées à bord de navires ont montré que le rinçage des citernes de ballast à l’eau de mer jusqu’à ce que la salinité y atteigne l’équivalent des concentrations océaniques réduisait considérablement l’abondance et la diversité des organismes qui s’y trouvaient.
En 2006 et en 2008, le Canada et les États-Unis, ont exigé de tous les navires transocéaniques qu’ils effectuent un rinçage à l’eau de mer pour s’assurer que les ballasts partiellement remplis contiennent une eau dont la salinité corresponde à celle de l’océan avant d’emprunter la voie maritime. Cette réglementation a été mise en application en menant une inspection à bord de chaque navire.
Mon collègue Hugh MacIsaac et moi-même avons testé l’efficacité de cette réglementation en exploitant des données historiques. Pour notre étude, nous avons comparé le nombre d’espèces non indigènes nouvellement détectées dans le bassin au cours de trois périodes distinctes de 13 ans : 1981-1993, période pendant laquelle l’eau de ballast n’était pas réglementée ; 1994-2006, période de réglementation partielle ; et 2007-2019, période de réglementation stricte appliquant la nouvelle procédure.
Nous avons relevé 19 envahisseurs au cours de la première période et 26 au cours de la deuxième. Après l’obligation du rinçage à l’eau de mer, ce nombre est tombé à seulement quatre nouveaux envahisseurs en 13 ans. Depuis 2008, les nouvelles invasions enregistrées dans le bassin des Grands Lacs ont diminué de 85 %. La fréquence des invasions y est désormais à son taux le plus bas jamais enregistré.
Nous avons tenu compte des variations de la température de l’eau, de l’effort de recherche et du trafic maritime au cours de ces périodes. Aucun de ces facteurs ne peut expliquer, même partiellement, le déclin subit du taux d’invasion.
Bien que d’autres efforts de gestion – comme l’éducation du public et les lois interdisant la possession et la vente d’espèces particulières – aient pu contribuer à ce déclin, les preuves empiriques citées dans notre étude indiquent que la réglementation de l’eau de ballast en est la cause principale et déterminante.
Le risque d’invasion est réduit, mais pas éliminé
Les Grands Lacs restent exposés au risque d’invasion par diverses autres voies, en particulier celles associées au « commerce vivant » de plantes d’étang ornementales, d’animaux d’aquarium, de poissons-appâts et d’animaux vivants vendus sur les marchés alimentaires.
Parmi ces risques, on compte la tanche, un poisson européen introduit illégalement dans une pisciculture québécoise au milieu des années 1980 et dont la population progresse désormais dans le fleuve Saint-Laurent.
En outre, quatre espèces non indigènes de carpes (carpe à grosse tête, carpe argentée, carpe de roseau et carpe noire) élevées dans des piscicultures du sud des États-Unis se sont répandues dans le bassin du Mississippi au cours des dernières décennies et présentent un risque constant d’envahir les Grands Lacs. La carpe de roseau s’est reproduite dans les affluents du lac Érié et est sur le point d’envahir certaines parties du bassin.
Il est essentiel de trouver de nouvelles stratégies pour gérer ces risques afin de préserver la biodiversité et de protéger une pêche qui rapporte plusieurs milliards de dollars. Notre étude a montré l’avantage d’une collaboration entre les chercheurs, les gouvernements et l’industrie pour atteindre cet objectif.