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Nous sommes face à une occasion unique de faire du combat contre la solitude l’un des objectifs de nos politiques publiques et sociales post-pandémie. À ce jour, aucune stratégie nationale destinée à prévenir ou lutter contre la solitude n’a été adoptée au Canada. Shutterstock

La solitude : l’autre problème de santé publique dont il est urgent de s’occuper

Plusieurs se demandent si la pandémie ne pourrait pas exacerber une autre « épidémie » qui affligeait déjà le Canada bien avant la Covid, soit celle de la solitude.

Comme éthicienne et philosophe politique menant un projet de recherche sur l’éthique et la politique des relations interpersonnelles, l’un de mes objectifs est de penser la nature et la portée des responsabilités de l’État et de diverses institutions en matière de lutte contre la solitude.

Dès mars 2020, l’ancien administrateur de la Santé publique des États-Unis, Vivek Murthy, cosignait un article sur le danger que la crise sanitaire puisse engendrer non seulement une récession économique, mais aussi sociale. Une récession sociale serait caractérisée par un effritement durable de la qualité de nos rapports sociaux et une flambée des sentiments de solitude au sein de la population.

Il est trop tôt pour réfuter ou confirmer un diagnostic de récession sociale, au Canada comme ailleurs, même si on constate une montée des sentiments d’isolement, par exemple au Québec, chez les femmes. Chose certaine, la pandémie n’aura pas éliminé le problème préexistant. Elle aura cependant érigé la solitude et l’isolement social à l’avant-plan de nos préoccupations.

Nous sommes face à une occasion unique de faire du combat contre la solitude l’un des objectifs de nos politiques publiques et sociales post-pandémie. À ce jour, aucune stratégie nationale destinée à prévenir ou lutter contre la solitude n’a été adoptée au Canada. Nous avons tout intérêt à nous doter d’une telle stratégie, malgré la gamme complexe d’enjeux éthiques, scientifiques et pratiques que cela soulève.

Comprendre la solitude

Par solitude, j’entends ici qu’on appelle « loneliness » en anglais. Souffrir de solitude, en ce sens, c’est se sentir seul. Il s’agit d’un sentiment douloureux d’insatisfaction face à nos relations interpersonnelles, souvent dépeint comme un sentiment d’invisibilité, de déconnexion ou d’exclusion sociale. C’est une expérience subjective et, par définition, négative.

La solitude se distingue de l’isolement social, qui est pour sa part un état objectif : celui d’avoir peu ou pas de relations et de contacts sociaux. On peut, bien sûr, se sentir seul parce qu’on est seul, d’où l’existence d’un lien étroit entre la solitude et l’isolement social. Mais on peut aussi être seul, par moments ou même la plupart du temps, tout en se sentant profondément connecté à d’autres, grâce à la qualité de nos relations.

L’inverse est aussi vrai. Il n’est pas rare de se sentir seul, invisible, incompris, exclu, tout en étant entouré, de collègues, amis, membres de la famille.

Dans son livre Hold Me Tight la psychologue Sue Johnson dépeint le caractère dévastateur du sentiment de solitude profonde qui accable certains de ses patients en situation de couple, par exemple. Le cinéma et la littérature sont remplis d’exemples de solitude au sein de communautés, de familles et de mariages.

Il y a une différence entre la solitude et l’isolement social. On peut se sentir seul, même au milieu d’une foule. Sur la photo : des personnes marchent dans le Vieux-Port de Montréal, le dimanche 28 février 2021, alors que la pandémie de Covid-19 se poursuit au Canada et dans le monde. LA PRESSE CANADIENNE/Graham Hughes

Le fait d’avoir un nombre élevé d’interactions interpersonnelles, même en personne et même avec des proches, ne constitue donc pas nécessairement un bouclier antisolitude. Échapper à la solitude exige d’avoir des relations interpersonnelles satisfaisantes, saines et harmonieuses, sources de sens, ainsi qu’un sentiment d’appartenance sociale.

Les ravages de la solitude

Pourquoi s’inquiéter de la solitude ? Après tout, le sentiment est universel. Tout le monde en fait l’expérience, à un moment ou un autre, bien que nos seuils de tolérance à la déconnexion sociale varient.

John T. Cacioppo, un neuroscientifique dont les travaux ont révolutionné notre compréhension du phénomène et de son lien avec la biologie, l’évolution et la santé, compare la solitude à la faim et à la soif. C’est un signal pénible de privation relationnelle nous indiquant que nous devons nous (re)connecter socialement.

Pour nos ancêtres, être séparés du groupe signifiait affronter seuls les dangers de la nature ou l’hostilité d’autres groupes, ce qui réduisait dramatiquement les chances de survie. Il y a donc d’importantes raisons évolutives pour lesquelles la solitude est si douloureuse pour les êtres sociaux que nous sommes.

À court terme, aucune raison de s’en inquiéter : elle agit comme force motivationnelle nous poussant à contacter nos proches, à forger des amitiés, à pratiquer la solidarité. À long terme, par contre, la solitude est redoutable. Lorsque le sentiment de solitude perdure dans le temps, il fait de véritables ravages sur la santé.

Les travaux de la psychologue sociale Julianne Holt-Lunstad montrent que les effets de la solitude chronique sont comparables à la consommation de 15 cigarettes par jour, et sont pires encore que l’obésité, le manque d’activité physique et la consommation excessive d’alcool.

La solitude chronique est associée à un risque élevé de maladies du cœur, de haute pression, de démence, de dépression, d’anxiété, d’insomnie, de dysfonctionnement du système immunitaire, de comportement impulsif, et de mort précoce.


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Une personne souffrant de solitude chronique aura tendance à se méfier des autres, à ne pas accorder le bénéfice du doute, à se renfermer sur elle-même. C’est le triste paradoxe de la solitude : plus un individu en souffre, moins apte il devient à la vaincre.

Faciliter les relations

De manière surprenante, la question de nos responsabilités collectives face au problème de la solitude est nouvelle en philosophie politique et du droit.

Les philosophes des droits de la personne, par exemple, ont jusqu’à récemment négligé les droits sociaux. C’est une erreur, selon la philosophe canadienne Kimberley Brownlee, dont les travaux récents sont dédiés à la défense d’un droit fondamental contre la privation sociale, soit l’absence objective d’opportunités décentes de socialisation.

Les théoriciens de la justice ont également négligé les relations interpersonnelles comme enjeu de justice distributive, présumant que la solitude ou même l’isolement social ne sont pas l’affaire de l’État, parce que toute tentative de la part du politique de s’immiscer dans les relations interpersonnelles des citoyens serait un affront aux droits et libertés, notamment à la liberté d’association.

Manifestement, tous les moyens de combattre la solitude ne sont pas acceptables (imaginez un État distributeur d’amis !). Il n’en demeure pas moins que la solitude est un enjeu majeur de santé publique et que la santé publique est bel et bien l’affaire de l’État.

Par ailleurs, les répercussions négatives de la solitude vont au-delà de la santé. Les personnes qui souffrent de solitude sont beaucoup moins susceptibles de réaliser leurs projets et ambitions, de développer leurs talents et de gravir l’échelle sociale. La solitude mine donc profondément l’égalité substantielle des opportunités : un idéal de justice auquel plusieurs adhèrent.

Heureusement, l’État peut lutter contre la solitude sans s’ingérer outrageusement dans les relations interpersonnelles. Il peut veiller à ce que toutes et tous aient les outils nécessaires au développement et au maintien de relations égalitaires, riches et saines, susceptibles de briser les solitudes, comme celles caractérisées par la réciprocité, l’authenticité, l’empathie. Au moins trois outils sont essentiels à cet égard : du temps, des habiletés interpersonnelles et des occasions d’interaction.

Certaines interventions politiques peuvent favoriser une distribution équitable de ces outils relationnels. Nous pouvons repenser l’architecture des villes, écoles et espaces publics en vue de favoriser les rencontres, adopter des normes du travail qui protègent le temps libre, investir dans le travail social et la médecine préventive. Nous pouvons chercher à combattre le stigma contre la solitude et mettre l’apprentissage des habiletés interpersonnelles, comme la communication saine des émotions et l’écoute active, au cœur de notre mission éducative.

Il reste énormément de travail de recherche interdisciplinaire à faire pour déterminer comment réaliser ces objectifs de manière juste et efficace, quoi prioriser, et quelles contraintes éthiques devraient guider ces efforts. J’anticipe un développement scientifique important sur ces questions au cours des prochaines décennies.

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