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La téléréalité a exporté ses méthodes et sa vision de la société dans les émissions politiques

François Hollande, « Dialogues citoyens ». France 2

L’émission « Dialogues citoyens » sur France 2, chaîne du service publique, et qui a reçu le président de la République jeudi 14 avril au soir, marque et avalise la fin de la politique à travers un dispositif entièrement importé de la téléréalité.

Il ne s’agit pas ici de dire si François Hollande fut convainquant ou non, mais qu’il ne pouvait pas l’être au regard du dispositif télévisuel, se dénommant lui-même « dialogues citoyens ». Quel était ce dispositif ?

Messieurs et mesdames Loyaux, trois journalistes, dont l’une très agressive, qui incarne le journalisme polémique avec dents affûtées et désir d’ubiquité, l’autre plus patrimonial, homme femme, la parité respectée.

Les « vrais gens », citoyens et/ou personnes ?

À la barre des témoins, et/ou des accusateurs (il est vrai que les rôles se confondent) : des « vrais gens », censés « représenter »… les vrais gens. La tautologie est en phase de supplanter la notion de représentativité. Et plus spécifiquement ce sont les catégories socio-professionnelles qui sont mises en exergue ; autrement dit, la « représentation » n’est pas ici politique (au terme d’un processus électoral où les citoyens choisissent leurs représentants), mais sociologique : un conducteur d’autocar qui souffre vaut tous les conducteurs d’autocar qui souffrent (le conducteur de taxi peut-il encore s’identifier à lui ? Et le conducteur de train ? Et le livreur en scooter ? Et le camionneur ?). Le problème de l’identité comme mode représentationnel est qu’il est morcelé et excluant, ante ou antipolitique, du moins anti républicain, puisque dans res publica, il y a la chose commune et l’intérêt général.

Mais pour qu’intérêt général il y ait encore faut-il réaffirmer la césure certes non étanche entre « personne » et « citoyen ». Or le dialogue qui n’en était d’ailleurs pas un semblait bien plutôt être celui de personnes que de citoyens. Autrement dit de « gens », et mieux, de vrais gens, dont le concept de citoyenneté ne semblait pas être le souci principal : normal, ils venaient là pour témoigner. Mais de quoi ?

Le chauffeur d’autocar venait-il pour parler de sa profession ? Sans doute. De sa déception ? Sans doute aussi ? En tant qu’homme ? En tant que citoyen ? En tant que professionnel ? En tant que mari ? En tant qu’enfant ? Car l’angle choisi fut sans conteste celui de l’exemple, à travers le récit du vécu et l’expression de l’affect. Nulle analyse de l’état des transports en France et des perspectives européennes par exemple, on attend du « vrai conducteur », qu’il nous raconte sa mère malade et son choix par défaut pour l’extrême droite, comme si cela avait valeur explicative, non seulement de son vote, mais de celui de tous les ‘conducteurs’ et peut-être par là, de toute personne ayant un jour tenu un volant. Le vote est réactif et passionnel – c’est une vieille antienne – mais ici, on le revendique. À cela, que peut répondre un « Président de la République » ?

Le 14 avril, Vladimir Poutine a tenu sa 14e ligne directe publique, répondant, en 3 heures et 40 minutes, à près de 80 questions de citoyens russes. Kremlin.ru

Le modèle politique Poutinien

Poutine l’a très bien compris : lors de cet exercice annuel, qui s’intitule en Russie « Ligne directe », show taillé sur mesure pour son président qui répond donc en direct dans les deux sens du terme – sans intermédiaire, et en « temps réel » – à des Russes de tous les coins du pays, des fonctionnaires l’interrogent sur les arriérés de salaire dans une usine de l’île de Sakhaline. : « J’appelle le Procureur de Russie à écouter notre conversation et à se pencher sur le travail de son bureau à Sakhaline » déclare le Président. Dix minutes plus tard, des poursuites pénales étaient engagées contre le directeur de l’usine qui ne payait pas le salaire de ses employés. Je soignerai les écrouelles et imposerai les mains : le pouvoir tient à ma personne, ma personne c’est ma fonction et inversement.

C’est un modèle politique comme un autre, autocratique et paternaliste, bien loin de la démocratie, mais cohérent avec le dispositif tout au moins télévisuel de ce type d’émission : une personne répond à une autre personne. Un individu qui aurait le pouvoir répond à celui qui n’en aurait pas et vient soumettre ses doléances très personnelles, étendues à la limite à ses semblables sociologiques, qui peut-être se reconnaîtront en lui, peut-être pas : aucun mandat ne lui a été donné.

Mais la France n’aime pas les rois, on a coupé la tête de Louis XVI, à son tour Hollande est devenu « Capet ». Monsieur Hollande, plutôt que Monsieur le Président est soumis à la question des vrais gens : il devient alors à son tour une personne sans couverture, délesté de la fonction. Poutine personnalise la fonction, et tire les institutions vers la monarchie absolue, Hollande, mais avant lui Sarkozy et même Chirac, s’écartent de la fonction pour répondre de la politique gouvernementale personnellement. La démarche est fort démocratique, mais elle attaque les institutions.

Dispositif institutionnel et spectacle

Les institutions garantissent un dispositif. Le dispositif qui semble leur suppléer est celui du spectacle, « dialogues citoyens » pourrait aussi s’appeler « faites entrer l’accusé » : le jury populaire étant parfaitement représentatif, un chef d’entreprise, un blogueur de gauche (c’est apparemment une fonction reconnue sociologiquement), un conducteur d’autocar et une mère ! Oui, mais une mère d’un djihadiste parti en Syrie. Le procès peut commencer. La télévision emprunte doublement son modèle aux assises et aux émissions de téléréalité, où le vrai gens est devenu la valeur sûre, le héros, celui que l’on suit, auquel on s’identifie, celui que l’on pourrait être, ce qui semble follement valorisant. La valeur, c’est le miroir. Le vrai gens a remplacé le héros.

Le héros, mais aussi le « représentant ». Foin des corps intermédiaires, les syndicats ont mauvaise presse, et les partis sont boudés. Vive la démocratie directe, il faut créer une agora où le président pourra s’entretenir avec le peuple. Les représentants de celui-ci n’ont pas été mandatés, on l’a dit. En revanche, ils ont été sélectionnés minutieusement – comme dans un télé-crochet. Mais il ne s’agit pas de chanter juste. Il faut faire « vrai ». concept nouveau et quelque peu déroutant que celui de « faire vrai », variante du « parler vrai ». Si parler vrai semble redondant, il dissimule ce que « faire vrai » annonce, à savoir la contradiction entre le vrai et l’apparence du vrai. Pourquoi tant chercher dans l’apparence la validation du vrai, à moins que celui-ci soit si fragile qu’il ne puisse se tenir seul et sans masque.

Représentation télévisuelle

Les grands gagnants de ce casting sont donc les plus vrais des vrais gens, construction télévisuelle aux critères très sélectifs : s’ils doivent faire vrai, il faut aussi qu’ils sachent articuler deux phrases, tenir une conversation, ne pas s’effondrer devant les caméras, bref « bien passer à l’image », on fait de la télévision après tout.

La « représentation télévisuelle » est une représentation au sens propre, théâtral du terme. On se présente sur scène lors d’une « représentation ». Mais elle ne représente rien que ses propres codes selon la fiction que l’on veut écrire. Le Président est condamné à un rôle dans ce dispositif, au même titre que les vrais gens, un rôle ambigu il est vrai puisqu’il n’est plus tout à fait Président, mais pas tout à fait François Hollande non plus, comme les citoyens face à lui, sont avant tout « mère » « blogueur de gauche », « conducteur d’autocar », mais aussi sont des personnes qui racontent très personnellement leur vie très personnelle. Qui a écrit la pièce ? Personne, tout le monde. Un dispositif fait pour faire de l’audience, (objectif manqué), un dispositif accepté par chacun, sans que chacun voie la force d’un dispositif.

Un dispositif qui se montre comme tel, exprimant la pensée politique de notre temps : il n’y a plus de fonction mais des hommes, il n’y a plus de citoyens, mais des personnes, il n’y a plus de pensée, mais de l’affect, il n’y a plus d’institutions et de séparation des espaces, mais des spectacles où tout est confondu. Le vrai gens est notre grand homme, le grand homme doit ressembler au vrai gens. La position dans lequel on le place, dans ce studio de télévision l’y contraint. On ne soupçonne jamais assez la force des dispositifs.

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