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La terreur, un instrument politique ?

_Le triomphe de la République_ par Jules Dalou, place de la Nation, Paris
Le triomphe de la République par Jules Dalou, place de la Nation le 12 janvier 2015 après les attentats perpétrés contre la rédaction de Charlie Hebdo. Joel Saget/AFP

Attentats ou projets d’attaques terroristes – islamistes ou d’extrême droite – surveillance accrue des espaces publics, appareil législatif étendu en matière de sécurité, menaces récurrentes de personnalités publiques sur les réseaux sociaux… En pleine campagne présidentielle, la thématique sécuritaire est remise en avant par le biais des sondages et des discours politiques. La terreur, la peur du terrorisme, la façon dont on peut s’en protéger, sont ainsi entrées dans le champ lexical des candidats et de leurs programmes. À tel point qu’il importe de se demander si la peur du terrorisme et de la terreur n’est pas devenue un outil récurrent du politique ces dernières décennies.

Pourtant les ressorts de la violence et de la terreur s’avèrent divers et complexes et nécessitent de faire un détour par la violence politique, qui elle-même n’est pas identique au terme terreur. Ainsi, le tyrannicide, la conjuration, l’attentat sont des manifestations de la violence politique depuis l’Antiquité.

Le mot terrorisme a été véritablement utilisé à la fin du XVIIIᵉ siècle et au XIXe siècle. Le terroriste n’est pas un opposant, il est dépeint comme un fanatique à abattre. On ne discute pas avec les terroristes, on les décime.

Interrogatoire d’Émile Henry (Barcelone, 26 septembre 1872 – Paris, 21 mai 1894), anarchiste français, guillotiné pour avoir commis plusieurs attentats, dont le dernier visait les clients d’un café. Wikimedia

Le monde politique devient binaire. D’un côté les amis, de l’autre les ennemis. Émile Henry, une des figures de l’anarchisme avait déclaré lors de son procès en 1894 :

« Dans cette guerre sans pitié que nous avons déclarée à la bourgeoisie, nous ne demandons aucune pitié. Nous donnons la mort. Nous saurons la subir. »

Comment définir la terreur ?

La terreur n’est pas forcément le terrorisme. L’ONU a décrété en 2017 que le 21 août serait la journée internationale du souvenir en hommage aux victimes du terrorisme et donne une définition qui se veut atemporelle et englobante :

« Des actes de terrorisme propageant un ensemble d’idéologies haineuses continuent de blesser, de nuire ou de tuer des milliers d’innocents chaque année ». De la sorte, ce qui importe, c’est moins les intentions ou les raisons invoquées que les gestes perpétrés.

Au-delà des mises en perspective et des définitions, le terrorisme se caractérise par le carnage. À partir de 1800 avec l’explosion provoquée rue Saint Nicaise à Paris contre Bonaparte, qui provoqua le décès de 22 personnes et une centaine de blessés ; l’attaque de Fieschi en 1835 qui fit une vingtaine de morts et deux fois plus de blessés, ouvre un cycle nouveau de violence politique.

L’attentat de Felice Orsini contre Napoléon III devant la façade de l’Opéra, le 14 janvier 1858, par H. Vittori Romano (1862). Wikimedia

Pour les contemporains, la nouveauté résulte du fait qu’il ne s’agit plus d’armes blanches, mais de « véritables machines infernales », faites de barils de poudre, de grenades ou de bombes, qui provoquent le saccage des corps.

Avec l’attentat d’Orsini commis en 1858 contre Napoléon III et qui fit cent cinquante-six victimes, dont une dizaine succomba, la monstruosité du geste est mise en exergue par la presse et les politiques.

Il ne s’agit pas d’une simple comptabilité macabre. La vie humaine des promeneurs et des passants n’a plus guère d’importance. La description donnée dans Les Mémoires de Monsieur Claude, chef de la sûreté sous le Second Empire évoque « l’ouragan homicide », la saturation du paysage sonore et le regard qui semble se colorer de pourpre.

En effet, les mouvements de la foule, la fuite éperdue, les cris de terreur qui se mêlent aux plaintes des blessés et des mourants donnent l’impression que « Le sang ruisselait sur le pavé ; les affiches, sur les murs en étaient éclaboussées ». « C’est un fanatique » écrivent des journalistes.

Il convient cependant de distinguer le terrorisme d’État et le terrorisme contre l’État. Deux moments l’illustrent mieux que d’autres : la Révolution française et la période « Fin de siècle ».

L’avènement d’un « appareil terroriste »

Au moment de la Révolution française est institué ce que l’on a appelé la grande Terreur, qui n’est pas le fait d’individus isolés ou de groupes, mais du gouvernement révolutionnaire qui met en place un « appareil terroriste ».

À la différence d’autres situations ou d’autres massacres, elle est encadrée par des textes, des votes et des décrets.

Georges Danton (1759-1794) à la tribune (gravure, XIXᵉ siècle). Auteur inconnu/Wikimedia

La Terreur légale est au centre des controverses des observateurs et historiens de la Révolution.

Pour les uns, elle est le fruit des circonstances, devenue une nécessité inéluctable pour faire face à la guerre extérieure et à la guerre civile. Pour d’autres, elle n’est pas fortuite, car elle correspond à un système pensé entre le mois de mars et le mois de septembre 1793, autrement dit entre la création du tribunal révolutionnaire et la loi sur les suspects (17 septembre).

Entre les deux lectures existe une variété d’interprétations, renouvelée par les analyses sur l’instauration de la Grande Terreur, le 10 juin 1794. La phrase de Danton, prononcée le 9 mars 1793, est devenue célèbre :

« Soyons terribles pour dispenser le peuple de l’être ».

Une juridiction extraordinaire est préférable aux tueries collectives et l’allusion aux massacres de Septembre 1792 dans les prisons apparaît évidente. Il convient donc de créer un tribunal révolutionnaire, présenté comme « le tribunal suprême de la vengeance du peuple [qui] punira les ennemis de la Liberté ».

Attentat de l’hôtel Terminus, Le Petit Journal Illustré, 26 Février 1894. Osvaldo Tofani -- Bibliothèque nationale de France

Un nouveau genre de terrorisme

À la fin du XIXe siècle, la France connaît des inégalités sociales considérables. Dans ce contexte, la France et le monde occidental connaissent des années 1880 à 1914 des attentats à la bombe. Un terrorisme d’un genre nouveau émerge. Lorsque Émile Henry qui se présente comme anarchiste s’attaque au café Terminus : des inconnus, des femmes et des hommes ordinaires deviennent des cibles.

Lors du procès d’un autre attentat commis en 1894 dans le restaurant Véry, un chroniqueur judiciaire ne cache pas sa stupeur quand des pièces à conviction sont présentées par l’expert légiste :

« Au milieu de l’horreur générale, il montre aux jurés la jambe de l’infortuné Véry, déchiquetée, tombant en lambeaux, effroyable dans ce bocal d’alcool où on l’a conservé pour les besoins de l’audience. »

Des charges émotionnelles fortes

Les intentions et les contextes ne sont pas similaires, mais les effets s’avèrent semblables. Les actes apparaissent aux yeux du plus grand nombre comme illégitimes. La politiste Isabelle Sommier avait évoqué en 1998 la violence politique et son deuil, c’est-à-dire l’abandon de la violence politique.

La disqualification vient du fait que dans les démocraties d’opinion contemporaine, il existe de multiples façons de faire entendre sa voix, ce qui n’est pas le cas dans les régimes autoritaires ou dictatoriaux. Dans le passé, comme aujourd’hui, même si les causes défendues – régionaliste, religieuse, ou politique –, peuvent susciter, auprès de certains, la sympathie ou l’adhésion, les moyens employés par les terroristes suscitent l’indignation, le désaveu et la condamnation presque unanime.

Par ailleurs, le terrorisme symbolique qui choisit des cibles à forte charge émotionnelle comme les attentats du Bataclan ou de Charlie Hebdo véhicule une nouvelle série d’émotions.

Le Bataclan après les attentats, Paris, le 15 novembre 2015. Desiderio MauroWikimedia, CC BY-NC-ND

Il s’agit pour les auteurs de provoquer une réaction immédiate : la sidération, l’incompréhension, la peur. L’émotion devient un enjeu. Tout un pays, voire le monde entier, se trouve confronté à l’irruption d’un événement qui suscite souvent, dans un premier temps, la confusion et la recherche d’informations. Que s’est-il exactement passé ? De la sorte, la visée qui consiste, par l’entremise de l’horreur, à occuper l’espace médiatique est parfaitement accomplie.

L’attentat terroriste parvient en effet à focaliser toutes les conversations personnelles, l’ouverture des journaux radiophoniques et télévisés, et son traitement dans tous les médias. La différence avec les époques antérieures réside aussi dans la diffusion des images, parfois ressassées avec des spectatrices et spectateurs placés dans un état presque hypnotique. Que la rédaction de Charlie Hebdo soit choisie montre bien le glissement opéré : il ne s’agit pas du Parlement ni d’un ministère, mais bien d’un symbole de la liberté d’expression.

Insistons également sur le fait que le terrorisme symbolique peut s’en prendre aussi à des monuments, statues et plaques commémoratives, allant jusqu’à la destruction de sites appartenant au patrimoine de l’humanité.

Un tournant auprès de l’opinion ?

Il existe certes des différences entre les attentats commis par les terroristes russes du début du XXe siècle, parfois baptisé, les « rêveurs de l’absolu » et les actes terroristes commis au nom d’un Islam fondamentaliste.

L’attentat contemporain s’apparente à la catastrophe, il est immédiat et il doit être partagé dans l’instant. De la sorte, il n’autorise guère, en dehors de cercles étroits, l’analyse et la compréhension.

Le temps où Albert Londres consacra en 1932 un livre sur Le terrorisme dans les Balkans semble très éloigné. On pourrait presque dire qu’un attentat chasse l’autre. Le « présentisme » fait que l’acte terroriste ne gagne pas en intelligibilité, mais en charge émotionnelle qui suscite la peur et renforce la demande de sécurité.

Albert Soleilland, photographie d’identité judiciaire, 8 février 1907. Wikimedia, CC BY-NC-ND

Les actions terroristes peuvent s’apparenter au fait divers horrible. Il ne faut pas oublier que l’abolition de la peine de mort n’a pu être votée au début du XXe siècle à cause d’un fait divers sordide – l’affaire Soleilland – arrêtant brutalement la dynamique du mouvement.

Les attentats anarchistes, dans une période qui ne connaissait guère de tensions et d’incertitudes sur le plan politique, ont abouti à l’adoption des lois dites « scélérates », restreignant les libertés.

Plus tard, au moment de la guerre d’Algérie, les attentats de l’OAS, conduisent à la création d’une police parallèle, peuplée de « Barbouzes ». De la sorte, l’attentat terroriste encourage l’adoption de lois ou de mesures répressives et permet aussi à des courants populistes de s’en emparer en promettant de juguler la menace.

Un des enjeux des démocraties est assurément de ne céder ni à la noirceur psychique ni, sans angélisme, aux sirènes émotionnelles. Même s’il s’avère impossible de parvenir à une définition internationale du terrorisme, s’est mise en place une stratégie d’ensemble contre le « terrorisme global » qui a durci le cadre juridique, mais reste inscrite dans la protection des droits de l’homme.

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