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La trahison des intellectuels face aux valeurs actuelles

La question des migrants, au centre de la polémique. Dimitar Dilkoff/AFP

« Migrants : on vous ment. » Telle est la phrase que l’on trouvait récemment à la une d’un magazine intitulé de façon si révélatrice : Valeurs actuelles. Mais quelles sont donc ces « valeurs actuelles » indiquées et revendiquées par une telle phrase ? Telle est la question que l’on attendrait, du moins de la part de nos « intellectuels » !

Mais non. Bien loin de mener cette enquête, bien loin d’opposer à ces « valeurs actuelles » des principes qui certes n’ont rien d’inactuel, on s’apercevra que bon nombre d’entre eux – et bien souvent dans les mêmes magazines – les défendent et les illustrent à leur tour. En le sachant ou non, ce qui n’excuse rien. Il faut donc poser la question et même la redoubler d’une autre : quelles sont donc ces « valeurs » et qu’est-ce qui les rend si « actuelles », y compris chez certains « intellectuels » ? Et pourquoi cela oblige-t-il à réactualiser des principes qui, encore une fois, n’ont jamais été inactuels mais qu’il faut aujourd’hui, et même avec urgence, reconnecter à l’actualité.

Jeu de rôles

On pourrait croire, d’abord, en lisant cette « une » que la valeur dont il s’agit est l’information ou la vérité. N’est-ce pas de cela qu’il s’agit lorsque l’on dénonce un « mensonge » ? Oui. Mais ce n’est pas le cas ici. Une raison simple nous le montrera. Un fait simple nous l’indiquera. Vous remarquerez ce qui frappe dans cette phrase : un verbe (« ment ») pour trois noms ou pronoms désignant des personnes. Un fait simple mais qui dit tout : il ne s’agit pas d’abord de dénoncer un mensonge. Cette dénonciation prend place, au contraire, dans un jeu de rôles qui l’a précédée. Ce jeu de rôles est présupposé, et cette dénonciation vise à le renforcer et à le durcir encore. C’est même son but premier (et non pas la vérité pure).

Quel est ce jeu de rôles ? Le magazine ne parle pas à tous. Il parle à certains, opposés à d’autres. Il parle à un « vous », non seulement informé sur les « migrants » mais opposé à eux (a priori). Face aussi aux mensonges non pas de tel ou tel (Merkel ou Hollande, en couverture aussi), mais d’un « on » qui renvoie à un « système » non seulement anonyme et global, mais déjà présupposé et coupable (lui aussi a priori).

La pièce est dite. Et le geste est là. Non seulement informer sur un conflit ou une guerre. Mais en mener une. Une deuxième guerre dont le risque, à travers ces apprentis sorciers, est que, bien loin de s’opposer à la première, elle la redouble et elle l’aggrave (c’est déjà le cas). Et de manière, qui plus est, revendiquée.

Telle est donc la « valeur » ici : appartenance et conflit. Non pas problème et débat, mais invasion et complot. Démasquer partout ce conflit, non seulement avec les principes, mais derrière les principes (les droits, la justice, la prétention même à la vérité par le débat) : tel est le geste de cette couverture.

Inventaire

Or, c’est aussi le geste de nos « intellectuels », à qui cela suffirait d’ailleurs à contester ce « titre » (ce n’en est certes pas un, mais une histoire, une tradition critique). Il ne s’agit pas de prendre part à un débat au nom de principes, mais au contraire de soupçonner les principes en mettant au premier plan un conflit. « Courage » certes « politique » (si on définit le politique, comme certains politiques, par la guerre) : derrière la défense des droits, voir l’hypocrisie d’une « bienséance », masquant une trahison ; derrière la demande de débat ou de critique, voir une « repentance », masquant un abandon. Et ce ne sont là que des exemples, dont il faudra faire l’inventaire, car il fait système (le système des antisystèmes). Tout le ressort de la « provocation » de ces intellectuels est donc bien proche de ces valeurs actuelles.

Remplacez migrants par réfugiés, et tout le discours change. Dimitar Dilkoff/AFP

Mais alors quelle doit être la réponse ? Elle s’impose par ce qui précède. Elle doit consister à revendiquer les principes, et par exemple celui qui est convoqué ici, la vérité, mais en les rapportant à l’actualité et même à une double actualité, une actualité à deux faces ou à deux visages.

Actualité des faits, bien sûr, à laquelle il faut se confronter sans relâche, pour les établir sans complaisance, pour en mesurer la gravité sans illusion, pour les affronter sans trahison, avec le déchirement que requiert parfois le respect des principes et la réalité des choses, mais du moins ce déchirement est-il la vérité même.

« J’accuse »

Mais actualité aussi des discours et des mots (et des images) qui se rapportent et nous rapportent à l’actualité de ces faits, et qu’il faut analyser sans relâche. Et par exemple ici le « vous », le « on », mais aussi ce mot même qui passa longtemps inaperçu, les « migrants ». Tous ces termes doivent être analysés de près dans une démarche qu’on a nommée ailleurs d’actualité critique. Ainsi donc sur ce terme (« migrants ») qui appellerait tant de remarques, notamment en le reliant à celui de « réfugiés », qui s’applique le plus souvent ici et maintenant. Une seule remarque cependant ici : Remplacez « migrants » par « réfugiés » dans la couverture même dont nous parlons et elle devient non seulement scandaleuse (elle l’était déjà) mais inaudible.

Et de même, cette couverture de magazine anonyme (qui parle ?) et pourtant « identifiée », sinon identitaire, remplacez-la par une parole assumée et déchirée, car elle réclame la vérité parfois contre elle-même (ce qui définit l’intellectuel et la critique), par une parole qui s’efface devant la production de ses preuves, par une parole qui dénonce, certes, des mensonges, mais pour dépasser un conflit et non pas le répéter ou l’aggraver. Remplacez-la par une parole qui ne s’adresse pas à certains mais à tous, au nom de la justice et de la vérité. Et vous obtenez un tout autre discours, fondateur non seulement d’une tradition parmi d’autres mais d’une de celles qui tissent l’histoire (et on pourrait oser dire ici l’identité) de la France. Une tout autre parole (malgré la confusion entretenue). Une tout autre voix. « J’accuse ».

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