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camion qui répand du sel sur la route en hiver
Les sels de déglaçage appliqués pour la sécurité des routes ne disparaissent pas au printemps ; ils ruissellent et s'accumulent dans les cours d'eau. (Shutterstock)

L’accumulation des sels de déglaçage dans les lacs menace ceux qui y vivent

Comme bien des pays qui ont des hivers froids, le Canada épand des millions de tonnes de sels de déglaçage sur les routes chaque année. Bien qu’on ne les voit plus sous nos pieds au printemps, les sels de voirie ne disparaissent pas par magie : ils se dissolvent, ruissellent et s’accumulent (en partie) dans les plans d’eau.

La pollution saline peut toutefois devenir rapidement toxique pour certains organismes d’eau douce.

Certaines espèces d’animaux microscopiques, comme le zooplancton crustacé (incluant les fameuses « puces d’eau »), peuvent être sensibles à l’augmentation de la salinité dans leur milieu. La perte de ces petits brouteurs aquatiques pourrait entraîner d’importantes conséquences environnementales, comme la prolifération d’algues (normalement broutées par le zooplancton) ou la réduction d’apport alimentaire pour les jeunes poissons.

En tant qu’écologiste aquatique, j’étudie comment les écosystèmes et les organismes d’eau douce répondent aux changements mondiaux. Avec des collègues d’une vingtaine d’universités dans le monde, comprenant une équipe du groupe de recherche interuniversitaire en limnologie (GRIL) à l’UQAM et à l’Université McGill, j’ai participé à une série d’études internationales afin de mieux comprendre la réponse du plancton d’eau douce à la salinisation.

Un enjeu environnemental à l’échelle mondiale

Souvent mesurée sous forme de chlorure (ion communément retrouvé dans les sels), la salinité de plusieurs lacs, rivières, étangs et milieux humides augmente progressivement en raison des activités humaines. Les causes sont multiples. Le ruissellement des sels de déglaçage (comme le chlorure de sodium) épandus en hiver peut jouer un rôle majeur dans les régions plus froides, mais d’autres pratiques comme l’application d’engrais agricoles, l’extraction minière, l’élévation du niveau de la mer ou le déboisement des terres contribuent aussi à la salinisation des eaux douces.

Le hic, c’est qu’une fois que les sels infiltrent nos réserves d’eau douce, il est difficile, voire parfois impossible, de les extraire. La contamination par le chlorure peut persister pendant des décennies. L’accumulation des sels de déglaçage, par exemple, peut entre autres poser problème pour la gestion d’eau potable et la libération de substances nocives dans les plans d’eau. De fait, la salinisation des eaux douces représente aujourd’hui un enjeu environnemental au niveau mondial.

lac au printemps qui commence à dégeler
Les effets négatifs de la salinisation des eaux douces sur la vie aquatique ont été observés à plusieurs endroits dans le monde. (Shutterstock)

Perte de zooplancton et conséquences associées

Pour évaluer le seuil de fragilité du plancton des lacs à grandes échelles, notre équipe de recherche internationale s’est coordonnée afin d’effectuer la même étude en enclos expérimentaux dans 16 lacs en Amérique du Nord et en Europe. Nos travaux de recherche indiquent que l’augmentation de la salinité peut causer une perte de biodiversité et une grande mortalité chez le zooplancton, et ce, à des niveaux de chlorure similaires à ceux mesurés dans les lacs pollués par les sels de déglaçage.

De même, dans près de la moitié des sites expérimentaux de l’étude, la perte massive de zooplancton-brouteur a permis aux algues de proliférer. Dans les lacs, la prolifération algale peut réduire la clarté de l’eau (ce qui peut, entre autres, nuire aux organismes vivant plus en profondeur) et compromettre certains « services » rendus par ces écosystèmes, comme la qualité de l’eau potable, les pêcheries ou les activités récréatives. Autrement dit, la sensibilité du zooplancton à la pollution saline peut créer un effet domino sur d’autres maillons de la chaîne alimentaire aquatique, pouvant ainsi déstabiliser l’équilibre écologique des lacs et nuire à leur santé.

Ces résultats de recherche viennent renforcer les conclusions issues d’autres études, mais à plus grandes échelles. La plupart des études sur le sujet se concentrent sur un seul plan d’eau ou sur des espèces-modèles en laboratoire. En unissant nos forces à celles de chercheurs ailleurs dans le monde, cet effort collectif a permis de montrer qu’une multitude d’espèces de zooplancton couramment retrouvées dans les lacs sont sensibles à la salinisation, et ce, même si les conditions environnementales diffèrent.

Comme dans bien des sphères en science, il y a toujours certaines limites à ce qu’on peut conclure à partir d’une étude. Cela dit, quand on obtient les mêmes résultats à plusieurs reprises et à plusieurs endroits, on peut commencer à penser à la prochaine étape : l’application des résultats de recherche et les enjeux sociopolitiques.

Appels aux autorités publiques

Un important constat issu des travaux : les concentrations de chlorure pouvant causer la mortalité de 50 % du zooplancton sont souvent inférieures aux concentrations seuils établies par les directives gouvernementales. Autrement dit, que ce soit au Canada, aux États-Unis ou à plusieurs endroits dans l’Union européenne, les réglementations actuellement en vigueur en matière de qualité de l’eau ne sont pas suffisamment sévères pour protéger les lacs de la pollution par le sel.

À l’état naturel, les écosystèmes d’eau douce contiennent très peu de chlorure ; disons, généralement moins de 20 mg Cl-/L. La concentration seuil considérée sécuritaire pour la vie aquatique au Canada est de 120 mg Cl-/L, alors qu’aux États-Unis, on parle de 230 mg Cl-/L (soit environ une ou deux cuillère(s) à thé de sel de table dans une chaudière d’eau douce).

Bien que des effets néfastes (notamment sur le zooplancton) peuvent survenir en dessous de ces concentrations de chlorure, on pourrait tout de même croire que les directives plus conservatrices au Canada sont plus sécuritaires. Mais encore faudrait-il que ces seuils maximaux soient maintenus. Ce n’est pas toujours le cas, comme le rappelle le Fonds Mondial pour la Nature du Canada (WWF-Canada). Dans les faits, les niveaux de chlorure des lacs pollués par les sels de déglaçage peuvent atteindre plusieurs centaines, voire parfois des milliers, de mg/L.

Chaque hiver, on déverse plus de cinq millions de tonnes de sels sur le réseau routier, la chaussée et les stationnements canadiens ; les métropoles dans l’est du pays, comme Montréal et Toronto, peuvent à elles seules épandre près de 150 000 tonnes. Les chercheurs appellent à réduire l’application des sels de voirie et considérer des options alternatives. Une étude récente a d’ailleurs suggéré quelques pratiques pour améliorer la gestion, comme le recours à des liquides à base de saumures pour amoindrir la quantité de sels appliqués. Chose certaine, il semble devenir impératif de développer le dialogue avec les décideurs et responsables politiques afin d’assurer la sécurité routière tout en protégeant la santé environnementale.

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