La crise des agriculteurs est profonde et les manifestations régulièrement organisées par ces derniers attestent des difficultés que la plupart ont aujourd’hui pour survivre. Les prix d’achat du kilo de porc, de bœuf, le prix du litre de lait, le prix unitaire de la salade sont trop bas… De façon surprenante, on ne prend en compte ici que le prix pour parler des produits agricoles.
En stratégie, le positionnement stratégique d’une entreprise se définit en fonction de deux critères : le prix – relatif à la moyenne des prix pratiqués par les autres concurrents sur le marché – et la qualité perçue par les clients – elle aussi relative à la moyenne de la qualité perçue par l’ensemble des clients.
Cela permet d’obtenir plusieurs positionnements possibles, dont le low-cost, proposant une qualité moindre que la moyenne avec des prix plus bas (Ryanair), la sophistication ayant des prix supérieurs pour une qualité supérieure (Apple), la stratégie hybride où l’entreprise propose simultanément un surcroît de valeur et une réduction de prix par rapport aux offres concurrentes (Free lors de son entrée sur le secteur Internet), ou encore le positionnement « prix » correspondant à une qualité standard à un prix plus faible que la concurrence.
En étant soumise à un critère unique – le prix de vente – la qualité du produit n’entre pas en ligne de compte dans la vente (en réalité elle doit simplement se conformer à quelques règles minimales). Ainsi, les agriculteurs choisissant la grande distribution n’ont pas d’autre choix que d’adopter un positionnement « prix » : la qualité est standardisée et seul le prix fait la différence par rapport aux concurrents. Et à ce jeu-là, la France est mal positionnée : terres agricoles et matières premières onéreuses, salaires élevés, charges fiscales plus importantes, etc. Dès lors, ce positionnement est une impasse structurelle : l’environnement économique rend ce positionnement stratégique très difficile. Alors que faire pour s’en extraire ?
Deux possibilités existent, qui dépendent du choix que peut faire l’agriculteur sur l’axe de la valeur perçue par le client : soit il baisse la qualité du produit pour retrouver des marges, soit il monte en gamme pour s’extraire des produits standardisés où seul le prix compte.
Première solution, baisser encore les coûts de production pour faire du low-cost. Ici, plusieurs voies sont toutes tracées, mais elles se heurtent aux contraintes sociétales : utilisation d’OGM pour accroître les rendements, minimiser la main d’œuvre et l’utilisation de compléments nutritifs pour les animaux, fruits et légumes ; utilisation d’engrais chimiques et pesticides pour augmenter les rendements et minimiser les pertes, réduire les coûts à l’hectare par tous moyens, basculer vers de l’agriculture industrielle de masse en regroupant les petits agriculteurs pour les faire devenir des entreprises de plusieurs dizaines de salariés. On passe dès lors à un modèle fondé sur la production agricole industrialisée.
Deuxième solution, monter en qualité pour pouvoir vendre plus cher. Le principal problème réside alors dans le fait qu’il faudra se passer de la grande distribution pour écouler ses produits. Et alors ? Beaucoup ont déjà franchi ce pas, car les modèles existent : regroupements de producteurs locaux pour ouvrir un point de distribution qui offre de la viande, des œufs, des produits laitiers, des fruits et légumes, du pain, voire du poisson dans les régions côtières. Ici, ce sont les agriculteurs qui prennent le pouvoir sur leur propre distribution : ils fixent leurs prix et peuvent donc récupérer les marges qui leur permettent de vivre.
Talents de Fermes, dans l’agglomération lilloise en est l’exemple typique. Dans ce regroupement les débouchés sont là ; la plupart des agriculteurs, court-circuitant les supermarchés par le biais de ce magasin, trouve largement de quoi écouler leur production. De plus, si l’agriculteur vend son produit plus cher, le nombre d’intermédiaires étant moins élevé les prix au client final sont comparables à ceux des supermarchés.
Autre modèle, celui proposé par les entreprises du secteur de l’économie sociale et solidaire, comme « La Ruche qui dit Oui ». Cette entreprise propose une distribution des produits alimentaires par le biais d’un circuit court : un indépendant fonde une « ruche » (point de distribution) avec une charte qualité, il regroupe les produits d’agriculteurs et des artisans locaux, ces derniers fixant leurs prix librement. Une plateforme web propose ensuite pour chaque ruche l’ensemble des produits disponibles. Les clients choisissent librement leur panier et se rendent à la ruche sur un créneau horaire spécifié pour le récupérer. Ils peuvent alors rencontrer les producteurs qui viennent livrer et donc avoir un contact direct avec la personne qui a produit ce qu’ils auront dans leur assiette.
Lors de la vente, le gérant de la ruche et la maison mère se partagent 13 %, l’agriculteur récupère ainsi 87 % du prix fixé. Aujourd’hui, cette entreprise française propose plus de 700 points de vente en France, et plus de 200 en Italie, en Espagne, en Angleterre et en Allemagne. Elle permet à des agriculteurs de miser sur une production en plus petite quantité mais à une qualité plus élevée qui détournera le client du supermarché traditionnel pour aller chercher un produit de proximité.
Bien évidemment, « La Ruche qui dit Oui » n’est pas la seule alternative : les AMAP, les relations privilégiées avec les artisans bouchers, primeurs, ou restaurateurs sont d’autres voies possibles, et il est certainement nécessaire pour la plupart des agriculteurs d’explorer une combinaison de ces possibles débouchés qui s’offrent à eux… à condition de ne pas produire le même produit que n’importe quel agriculteur à travers le monde. La France, avec sa gastronomie, présente tous les atouts pour permettre aux agriculteurs de saisir de nouveaux débouchés en dehors de la production standardisée.