Au lendemain de l’adoption de la loi Molac, avec un vote unanimement favorable de la part des députés alsaciens présents à l’Assemblée, le quotidien Les Dernières Nouvelles d’Alsace (09/04/21) titre en Une « Langues régionales, une loi qui protège l’alsacien ». Une semaine plus tard, la Une du même journal (18 avril 2021) revient sur le sujet en posant cette fois la question « De quelle langue régionale parle-t-on ? », à laquelle une page complète tente ensuite de répondre.
Le flot de commentaires suscité par la diffusion de cet article sur Facebook révèle de fortes tensions dans les discours sur les langues en Alsace et les représentations qu’en ont les différents commentateurs. Entre « D’abord les gosses doivent apprendre à parler et à écrire le français correctement » et « seule la langue allemande peut être enseignée », en passant par « l’alsacien n’existe pas », toute une myriade de positionnements, qui n’ont, au fond, rien à voir avec les langues elles-mêmes, peut être observée. Nous proposons ici quelques éléments d’éclairage pour tenter de comprendre une situation fort complexe.
Qu’entend-on par « alsacien » ?
Construit à la fin du XIXe siècle sur une logique de différentiation et d’affirmation identitaire (par rapport au reste de l’Empire allemand), ce glottonyme désigne généralement un ensemble de parlers franciques et alémaniques en usage en Alsace depuis le Ve siècle. Bien que ces parlers dialectaux fassent partie du continuum dialectal allemand, ils ne sont plus que rarement nommés « ditsch » (allemand) ou « elsasserditsch » (allemand d’Alsace) par leurs locuteurs qui préfèrent les termes englobants « elsassisch » (alsacien) ou « le dialecte » dans les dernières enquêtes menées sur le terrain. De manière plus marginale, le terme « alsacien » peut aussi désigner le français régional parlé en Alsace, marqué par le fameux « accent alsacien ».
L’observation des pratiques révèle que ces parlers dialectaux font partie des langues dites « régionales » les plus vivaces de France, et ce malgré le très net déclin de leur pratique : en 2001, l’Insee déclarait « l’alsacien, deuxième langue régionale de France » avec environ 500 000 locuteurs, tandis qu’en janvier 2020, l’IFOP publiait les résultats d’un sondage indiquant que 30 % de la population déclaraient « parler principalement l’alsacien » ou être « bilingue français-alsacien ». Cependant, la transmission intergénérationnelle semble aujourd’hui quasiment à l’arrêt : dans la même enquête, 82 % des moins de 35 ans déclarent parler « uniquement français ».
Sous les effets conjugués du traumatisme de l’annexion au IIIe Reich (qui délégitimise – pour de bon ? – l’allemand standard exogène) et de la politique de francisation massive qui s’en est suivie, ainsi que des changements profonds connus par la société à partir des Trente Glorieuses, une grande partie de la population alsacienne, dont le rapport subjectif aux langues est complètement bouleversé, a en effet cessé de parler et/ou de transmettre sa langue ancestrale pour adopter de plus en plus fréquemment le français, devenu la seule langue légitime.
Quelle est la « langue régionale » enseignée en Alsace ?
« Langue régionale » est une désignation plutôt récente et préférée en France à celle de « langue minoritaire », les deux ayant avant tout un sens politique : il s’agit de reconnaître des langues historiquement implantées dans une région. La Convention-cadre portant sur la politique régionale plurilingue dans l’Académie de Strasbourg (2015) donne la définition suivante :
« par langue régionale, il faut entendre la langue allemande dans sa forme standard et dans ses variantes dialectales (alémanique et francique) ».
Si la dimension dialectale est bel et bien reconnue par ce texte, les observations et travaux sur le sujet s’accordent sur le fait que sa prise en compte reste minime dans la mise en œuvre réelle de l’enseignement de « langue régionale », et que c’est avant tout un enseignement de l’allemand standard qui est dispensé, en cursus extensif (3h/semaine) ou en cursus bilingue (12h/semaine). Ainsi, dans l’Académie de Strasbourg, « la quasi-totalité (98 %) des élèves de l’école primaire bénéficie d’un enseignement d’allemand ».
Différentes étapes
Pour comprendre cette situation unique en France, il faut revenir sur les différentes étapes de la réintroduction de l’enseignement de l’allemand en Alsace après 1945. Suspendu pour la première fois dans l’histoire de la région, l’enseignement de l’allemand fait l’objet de luttes politiques et d’une forte demande sociale jusqu’en 1982, date à laquelle l’allemand, réintroduit à l’école primaire d’abord en 1952 puis en 1976, devient une des « langues régionales » de France.
Le recteur Pierre Deyon, en poste dans l’Académie de Strasbourg de 1981 à 1991, propose alors la définition suivante de « la langue régionale en Alsace » pour faire rentrer dans le cadre de l’Éducation nationale un enseignement de langue vivante qui relevait jusque-là d’une exception :
« ce sont les dialectes alsaciens dont l’expression écrite est l’allemand ».
Or cette définition repose sur une représentation diglossique de la langue (dialecte à l’oral et standard à l’écrit) qui ne correspond déjà plus aux usages des élèves alsaciens et des générations d’après-guerre au moment de sa formulation : même pour ceux d’entre eux qui sont dialectophones, l’allemand, dont le rôle est devenu périphérique dans la société massivement francisée, est perçu comme une langue étrangère.
Près de 40 ans après la mise en œuvre de cet enseignement de « langue régionale » et 30 ans après l’ouverture des premières classes bilingues, un constat s’impose : l’absence de prise en compte effective de la dimension dialectale dans l’enseignement de « langue régionale » a conduit à un décalage qui ne cesse de grandir entre le bilinguisme sociétal « français-alsacien » et un bilinguisme scolaire « français-allemand ». Au fond se pose la question des compétences linguistiques réellement visées par cet enseignement, d’une part, et du rôle que l’on veut donner à l’école dans la conservation dynamique de la langue vernaculaire, d’autre part.
Pourquoi l’« alsacien » n’est-il pas « langue régionale » ?
D’un point de vue sociolinguistique, les langues, au-delà des systèmes de signes oraux et écrits qui les composent, sont avant tout des constructions sociohistoriques : elles n’ont aucune existence ni valeur intrinsèque, et n’existent donc que pour les personnes qui les (ou en) parlent. Aussi, dénier l’existence d’une langue ne relève pas d’une catégorisation linguistique mais bien d’un jugement de valeur. Le choix des termes utilisés pour désigner ces langues est ainsi révélateur des représentations ou idéologies linguistiques qui les sous-tendent : les personnes affirmant dans nos enquêtes que « l’alsacien n’est pas une langue mais un dialecte » ont ainsi intégré l’idée qu’un dialecte, parce que caractérisé par son oralité et sa variation dans l’espace, ne serait pas digne d’être reconnu ou respecté (et donc pas enseigné) de la même manière qu’une langue standardisée.
De même, le fait que les parlers dialectaux ne soient pas standardisés conduit à l’idée qu’ils ne s’écriraient pas ou n’auraient pas de grammaire, ce qui est évidemment faux. Même si en Alsace, le terme « dialecte » n’est pas connoté de manière aussi négative que dans d’autres régions de France, dans la mesure où il dispose d’une sorte de valeur identitaire endogène pour les Alsaciens (en particulier pour ses locuteurs), son usage conduit toujours à une minoration par rapport au français, mais aussi par rapport à l’allemand standard. L’emploi du terme « alsacien », qui est désormais probablement le plus répandu dans la société, reste controversé au sein même des associations de défense des langues et cultures régionales car il autonomise les parlers dialectaux alsaciens du reste de l’espace germanophone, remettant en cause la continuité historique justifiant l’enseignement de l’allemand comme « langue régionale ».
L’ambiguïté de la définition de la « langue régionale » permet ainsi de maintenir le statu quo dans l’enseignement, mais des voix (essentiellement associatives, comme celles de l’OLCA ou du Conseil Culturel d’Alsace) se lèvent régulièrement pour que « l’alsacien » soit bel et bien présent aux côtés du français et de l’allemand dans l’enseignement, mais aussi au-delà de l’espace uniquement scolaire, et pour que cette langue, et surtout ses locuteurs, bénéficient d’une forme de reconnaissance qui leur est pour le moment toujours déniée par une partie du corps social.
Dans le contexte particulier suivant l’adoption de la loi Molac se pose désormais la question de savoir si et comment les élus locaux se positionneront par rapport à cette demande de mise en cohérence de l’usage multifonctionnel de l’alsacien dans la société et de son apprentissage possible dans l’espace scolaire. Dans sa présentation de la feuille de route de la nouvelle Collectivité européenne d’Alsace « en matière de bilin-guisme » le 22 avril dernier, le Président de la CEA affirme que « la généralisation de la pratique de l’allemand et de l’alsacien est un enjeu de taille », sans que l’on sache s’il s’agit là d’un objectif réellement visé, ni si un véritable changement stratégique aura lieu par rapport aux disposi-tifs existant depuis déjà trente ans. Enfin, on peut s’interroger sur la manière dont les locuteurs eux-mêmes se saisiront de ces propositions de réappropriation linguistique, dans la mesure où leurs repré-sentations des langues semblent toujours pétries de contradictions.