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L’art, la science et l’anthropocène

The Salvage-Eaters par Neelie Malik, Sarah Watkinson et l'Ecosystems Laboratory. Fourni par l'auteur

Gustave Speth, avocat américain spécialiste des questions d’environnement, souligne les limites de la science dans le cadre de l’anthropocène :

« J’avais l’habitude de penser que les principaux problèmes environnementaux étaient la perte de biodiversité, l’effondrement des écosystèmes et le changement climatique. Je pensais que trente ans de bonne science pouvaient résoudre ces problèmes. J’avais tort. Les principaux problèmes environnementaux sont l’égoïsme, la cupidité et l’apathie, et pour y faire face, nous avons besoin d’une transformation culturelle et spirituelle. Et nous, les scientifiques, ne savons pas comment faire cela. »


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Sans aucun doute, la science joue un rôle central dans la résolution de la pléthore de problèmes environnementaux auxquels nous devons faire face. Néanmoins, il est de plus en plus clair que notre société a besoin d’un changement radical de paradigme, et la science ne peut pas tout faire pour y parvenir. Pour arriver à une véritable « transformation culturelle et spirituelle », nous avons besoin des sciences sociales, de l’activisme, des sciences humaines et de l’art. J’ai récemment rejoint le réseau Art, Biodiversité et Climat (ABC) de l’Université d’Oxford, car je suis convaincu que la collaboration entre l’art et la science peut être primordiale pour réaliser cette transformation.

Une communauté d’artistes et de scientifiques

Le réseau ABC organise des collaborations art-science axées sur l’écologie en mettant en relation des artistes et des scientifiques et en organisant des résidences d’artistes dans différents laboratoires de l’université d’Oxford. Au cours de l’année, le réseau organise une série d’ateliers, de séminaires et de visites de terrain afin de structurer les différentes collaborations en cours et de construire une communauté d’artistes et de scientifiques travaillant sur les questions environnementales. Ce mois d’octobre, nous avons organisé l’exposition « Among the Garbage and the Flowers » au 6b, dont Anya Gleizer et moi-même sommes les co-commissaires.

Le 6b, est un carrefour, une sorte d’espace liminal. Situé dans un espace urbain, à Saint-Denis, le lieu est cependant tout proche de petites étendues de forêt. Et le public y est merveilleusement hétérogène – artistes, étudiants, chercheurs de l’université Paris 8, habitants de ce quartier très populaire.

Nous développons ce travail depuis deux ans maintenant, alors

discuter avec les visiteurs, regarder à nouveau les œuvres à travers leur regard, m’a donné une excellente occasion de réfléchir non seulement à notre travail, mais aussi aux différentes façons dont l’art et la science peuvent travailler ensemble pour aborder les questions écologiques.

Modéliser le mouvement des bébés coraux

L’art peut contribuer à transformer des données scientifiques complexes en des formes plus accessibles. C’est le cas avec Hereafter, un travail d’encre sur des rouleaux Hanji de l’artiste Maya Adams, développé en collaboration avec le Physical Oceanography Group d’Oxford.

L’œuvre est basée sur la modélisation par le groupe de recherche du mouvement potentiel des bébés coraux, techniquement connus sous le nom de larves de corail, qui peuvent flotter librement et sont souvent emportés sur de grandes distances par les courants océaniques. Les larves de corail qui se déplacent entre les récifs forment un réseau complexe de connectivité, car les récifs résilients peuvent constituer une bouée de sauvetage pour les récifs en voie de disparition.

Les larves de corail sont plus petites qu’un millimètre et elles sont transportées sur des milliers de kilomètres, de sorte que leur mouvement réel est impossible à suivre. Au lieu de cela, le groupe de recherche simule le mouvement de millions de larves de corail virtuelles, ce qui lui permet d’identifier les récifs vulnérables et de donner la priorité aux sites clés dans ses efforts de conservation.

Dans Herafter, les délicats chemins d’encre illustrent le rôle essentiel de la connectivité dans le maintien des récifs coralliens. De plus, en juxtaposant différents rouleaux semi-transparents, l’œuvre fait allusion aux différents avenirs que peuvent connaître les récifs coralliens (qui abritent près d’un tiers de toutes les espèces marines connues !), en fonction de l’ampleur du changement climatique et de ses effets sur les écosystèmes marins, et donc en fonction aussi des mesures climatiques que nous prenons en tant que société. Alors que les données climatiques sont souvent difficiles à décortiquer pour le grand public, une grande partie de cette complexité peut être perçue d’un seul coup d’œil dans une œuvre d’art – et de manière profondément incarnée et affective – ce qui renforce l’impact social de la recherche sur le climat.

Introduction à Hereafter. Une œuvre d’art créée par Maya Adams en collaboration avec le groupe Oxford Physical Oceonography dans le cadre de la résidence artistique du réseau ABC.

Créer à partir de la science

Si l’art peut aider à communiquer la science, la collaboration peut toutefois fonctionner dans les deux sens. Dans Nature’s Kitchen, l’activité des communautés microbiennes cultivées par la microbiologiste Katja Lehmann décore des costumes conçus par Anya Gleizer et des poteries créées par Crystal Ma.

par Katja Lehmann, Crystal Ma et Anya Gleizer
Nature’s Kitchen.

Les costumes et les poteries font ensuite partie d’une performance participative dans laquelle les membres du public préparent des aliments (tels que du pain au levain, du kéfir et du kombucha) dans lesquels les communautés microbiennes jouent un rôle clé. Comme les communautés microbiennes ont besoin de temps pour faire leur partie de la cuisine, les co-chefs humains préparent en fait des aliments pour l’avenir. Et avant de cuisiner, ils s’assoient pour manger un repas préparé par les chefs qui les ont précédés.

Dans Nature’s Kitchen, les connaissances et les méthodes scientifiques ne sont pas simplement communiquées par l’art, mais servent plutôt à créer l’art. Le résultat est un rituel dans lequel les frontières de l’art et de la science s’estompent, ce qui résonne avec le thème d’une œuvre qui nous invite à réfléchir à l’existence symbiotique avec tout ce qui nous entoure.

Une dimension sociale

À l’approche de la COP 26, il est clair que nous avons désespérément besoin d’action. Cela peut sembler en contradiction avec la nature réputée neutre de la science. Cependant, la collaboration entre l’art et la science peut facilement s’intégrer dans le tissu social et favoriser l’action climatique. Les performances environnementales publiques ont une dimension sociale importante presque par définition – comme A Conspiracy to Abuse Public Office, dans laquelle l’artiste Eleanor Capstick a enfilé un costume de triton géant et s’est immergée dans un étang au cœur de ce qui deviendra bientôt Mayfield Market Towns à Sussex pour remettre en question la dynamique de la conservation et du développement urbain.

Par Eleanor Capstick et Emily Seccombe
A Conspiracy to Abuse Public Office.

Ethnographie de la science

L’œuvre How We See It est assez unique dans son approche. Elle fonctionne comme une ethnographie de la science, dans laquelle l’artiste Alice Hackney interroge l’activité des chercheurs de la Nature-Based Solutions Initiative.

La recherche est généralement présentée de manière impartiale, ce qui occulte souvent les motivations humaines, les préoccupations et les espoirs des personnes qui effectuent la recherche.

Alice a demandé aux chercheurs de se promener dans un lieu extérieur qu’ils aiment et de réfléchir aux raisons pour lesquelles ils se soucient de ce lieu particulier, de l’environnement en général et de ce qui les a amenés à travailler dans ce domaine. Les chercheurs devaient également choisir un élément – un objet, une odeur, un son, un sentiment – qui incarnait leurs réponses à ces questions.

L’artiste a ensuite commencé à établir des liens entre les réponses des différents scientifiques et les a cartographiés sur un grand mur de l’espace de la galerie à l’aide d’encre invisible. Les éléments proposés par les chercheurs (comme un parfum créé par l’artiste à partir de la senteur suggérée par un des chercheurs) faisaient également partie de l’installation. Le public devait ensuite prendre une torche ultraviolette pour dévoiler cette carte conceptuelle et, avec elle, les mots et les pensées cachés des scientifiques de l’environnement.

par Alice Hackney et Isabel Key ; photo par Natalie Waller
How We See it.

Des œuvres telles que How We See It remettent en question nos conceptions mêmes de ce que signifie faire de la science. D’autres collaborations art-science, comme A Conspiracy to Abuse Public Office, transforment la recherche scientifique en action sociale. Dans d’autres cas, les méthodes scientifiques font partie intégrante des processus artistiques, comme c’est le cas avec Nature’s Kitchen. Et, bien sûr, dans de nombreuses œuvres (Hereafter en est un excellent exemple), l’art peut illustrer des résultats scientifiques complexes de manière plus claire et plus directe. Il existe d’autres formes de collaboration entre l’art et la science, qu’il s’agisse de grandes œuvres publiques ou de l’art de la protestation, qui ne trouvent pas facilement leur place dans un espace d’exposition. Ce que j’espère montrer avec ce moment de réflexion n’est pas un inventaire exhaustif mais simplement un certain nombre de voies par lesquelles l’art et la science peuvent collaborer sur les questions environnementales. Trouver et suivre ces voies est primordial si nous voulons provoquer le changement de paradigme nécessaire pour aborder l’effondrement environnemental de notre temps.

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