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Hergé, Les Aventures de Tintin, L’Oreille cassée, 1956. © Hergé/Moulinsart 2016

L’artiste plutôt que son art ? Hergé au Grand Palais

L’exposition Hergé qui débute au Grand Palais le 28 septembre prochain s’inscrit dans une pratique ancienne, celle des expositions de bande dessinée, qui, depuis une dizaine d’années, connaît une vogue nouvelle dans les institutions culturelles françaises. De tels événements sont l’occasion de valoriser et reconnaître des créateurs et des œuvres liés à cette forme d’expression.

Ces expositions sont généralement vues comme l’expression de la nouvelle visibilité et de la légitimité culturelle conquises par la bande dessinée. « L’événement, écrit par exemple Michel Serres en préface au catalogue de l’exposition Hergé (p. 25), consacre l’advenue de la bande dessinée au rang des Beaux-Arts, mais peut-être aussi l’accès de Georges Remi à l’immortalité ». Mais, dans leur choix scénographiques et leur discours d’accompagnement, ces expositions permettent aussi de mesurer les difficultés et les ambiguïtés de la démarche. Bien souvent, la légitimation de la bande dessinée est, dans ce cadre particulier, une affaire de conditions et d’exceptions. La reconnaissance d’Hergé est-elle nécessairement celle de tout un art ?

L’affiche de l’exposition. Paul Nemerlin/Adagp, Paris, 2016

La légitimité, une question qui s’impose

Rares sont les expositions qui n’organisent pas d’elles-mêmes, dans leurs textes ou leurs catalogues, le débat sur la légitimité : légitimité de la bande dessinée à se trouver au musée, légitimité artistique de cette forme d’expression, légitimité de ses créateurs. Qu’elle soit évoquée pour être mieux désamorcée, ignorée ou rejetée, cette question s’impose aux institutions organisatrices et aux commissaires.

Le statut de la bande dessinée comme forme d’art, sa contribution à l’histoire de l’art, l’importance de ses auteurs demandent à être explicitement réaffirmés d’entrée de jeu. La tentative de conciliation des contraires qui s’exprime parfois dans ces discours (voir par exemple la « grandeur de l’art mineur » évoquée dans le catalogue Hergé, p. 31) peine à laisser en dehors du propos de l’exposition les catégories classiques de classement et de distinction entre les œuvres et les arts.

L’artiste plutôt que l’auteur

Cette ambivalence se joue également dans l’organisation même de ces expositions. Elle se retrouve notamment dans la façon dont les créateurs sont désignés et présentés. Un jeu constant de requalification de ces acteurs traverse les expositions : à la figure de l’auteur de bande dessinée, ancrée dans le livre et la narration, se substituent celles d’autres disciplines, du « dessinateur » (Robert Crumb, Musée d’art moderne de Paris, 2012), de « l’aquarelliste » (Hugo Pratt, la Pinacothèque de Paris, 2011), du « plasticien » (Hergé, catalogue p. 28) ou, plus large, de l’artiste.

C’est bien en tant qu’artiste que le créateur est présenté et valorisé : « Or, Quintet [au Musée d’art contemporain de Lyon, 2009] n’est pas totalement une exposition de BD. Elle est consacrée à cinq auteurs dont l’univers, l’iconographie et les productions récentes dépassent largement le cadre du récit illustré et de la planche. Quintet est une exposition d’artistes » (dossier de presse de l’exposition, p. 3). La mise en scène de la polyvalence des créateurs est l’illustration de ce qui se joue dans cette substitution.

Hergé,Composition sans titre, 1960. Adagp, Paris 2016

Par sa production polymorphe, au-delà de la bande dessinée, le créateur honoré donne des gages de sa créativité et de la réalité de son talent artistique. Ainsi, des aquarelles d’Hugo Pratt (la Pinacothèque de Paris, 2011) aux compositions abstraites d’Hergé (le Grand Palais, 2016) en passant par les toiles ou les installations de Bilal (le Louvre, 2013, le Musée des arts et métiers en 2013-2014), nombreuses sont les œuvres qui, dans ces expositions consacrées à des créateurs connus pour leurs bandes dessinées, ne relèvent pas de la bande dessinée.

L’artiste plutôt que son art

A ce regard porté sur les créateurs répondent toute une série d’opérations relatives aux œuvres elles-mêmes et à leur présentation. Selon une logique du fragment, une des caractéristiques principales des expositions de bande dessinée est l’accrochage, en majesté sur les cimaises, de planches originales. Fondé sur la volonté de témoigner du style graphique et de la force du trait des créateurs, ce choix isole arbitrairement une étape dans la production de l’œuvre : la planche originale, souvent non encore mise en couleurs, parfois non lettrée, ne reflète en effet que très imparfaitement l’œuvre telle qu’elle apparaîtra dans son dispositif final ordinaire, le livre imprimé. Plus encore, le plus souvent séparées des pages qui les précédent ou qui leur succèdent, ces planches ne permettent pas de saisir l’intégralité d’un récit.

Si les contraintes d’accès à ces artefacts devenus rares expliquent en partie ce procédé, cette fragmentation de l’œuvre est aussi la manifestation d’une forme particulière d’appréhension. Pour une part, il s’agit là d’un éclairage de la genèse de l’œuvre. Mais c’est aussi nécessairement un déplacement de l’attention et de l’appréciation du spectateur qui est sollicité ainsi. Le récit dont la bande dessinée est porteuse et la lecture qu’il suppose acquièrent une place secondaire par rapport au dessin et à sa contemplation.

Cette forme de réduction plasticienne est en partie un effet d’institution. Elle ne fait que reproduire les modalités ordinaires de valorisation d’un musée d’art. Mais elle peut aussi se lire comme l’expression du statut culturel encore incertain de la bande dessinée. Il s’agit d’une forme qui ne trouve sa place dans les institutions de légitimation que sous certaines conditions telles que la capacité des œuvres et des auteurs à se conformer aux catégories classiques de présentation et de valorisation et à se rapprocher de formes déjà établies.

Des artistes d’exception ?

Les créateurs qui sont consacrés par l’exposition sont bien souvent présentés comme des exceptions, en raison de la polyvalence de leur talent. Exceptions qui, ce faisant, accentuent la relégation de leur art : « c’est la qualité de l’individu qui lui donne son statut d’artiste et non l’art dans lequel il exerce. Nous n’allons en aucun cas nous lancer dans une série d’expositions sur les auteurs de bandes dessinées et nous ne répondons pas le moins du monde à une mode qui semble se répandre depuis quelque temps. Rassurez-vous : seulement Hugo Pratt et uniquement lui » lisait-on à l’entrée de l’exposition Pratt en 2011.

Hergé, Illustration publiée en couverture du Petit Vingtième, 1938. Adagp, Paris 2016

L’analyse des expositions n’épuise pas la question de la légitimité de la bande dessinée, ni celle de ses rapports avec les institutions culturelles. L’omniprésence de la bande dessinée en accompagnement des expositions et des musées (les publicités de Riad Sattouf pour les dix ans du musée du Quai Branly, les collections de bande dessinée pour le Louvre et le Musée d’Orsay) comme le développement d’un commentaire de l’art par des auteurs de bande dessinée (Vous voyez le tableau de Joann Sfar sur France Inter en 2013-2014, Zep aux Beaux-Arts de Lille en 2016) montrent que ces relations sont complexes et loin d’être univoques. Cependant, une telle analyse rappelle que l’entrée au musée ne vaut pas mécaniquement une pleine reconnaissance artistique et que visibilité sociale et légitimité culturelle ne sont pas des termes équivalents.

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