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L’ascension de l’Everest par Inoxtag, ou l’alpinisme « spectacle » au service d’un discours méritocratique

Le documentaire d'Inoxtag remporte un succès phénoménal. Youtube, capture d'écran.

Icône de la jeune génération, Inoxtag, youtubeur aux 8 millions d’abonnés, bénéficie actuellement d’un écho médiatique puissant. Son documentaire sur l’ascension de l’Everest, Kaizen, fait l’objet d’une réception contrastée dans l’opinion publique. Mais sous la façade d’un discours bienveillant visant l’amélioration de soi se niche une conception idéologiquement orientée révélatrice d’une certaine vision du monde.


La première ascension de l’Everest remonte à 1953 et s’inscrit dans un contexte de compétition internationale entre les puissances européennes cherchant à affirmer leur suprématie. L’himalayisme est, dès ses fondements, utilisé comme une vitrine promotionnelle à des fins de prestige national. Plus de soixante-dix ans plus tard, la gloire associée à la conquête du sommet perdure, mais les conditions de l’ascension changent profondément. En effet, un tourisme de haute altitude émerge dès les années 1980, induisant un aménagement de la montagne pour répondre à des besoins commerciaux : camps de base permanents, cordes fixes, échelles pour les portions crevassées, etc. Auparavant considérée comme un exploit en raison du bagage technique et des risques encourus, l’ascension de l’Everest s’est banalisée pour les plus fortunés – moyennant 50 000 à 100 000 euros selon les prestations choisies –, avec pour corollaire une domestication de l’itinéraire et un asservissement des sherpas.

Si Kaizen bénéficie d’une couverture médiatique aussi importante, ce n’est pas tant en raison de la performance réalisée par Inoxtag, mais pour sa capacité à mettre en récit son aventure. L’exploit réside davantage dans la traduction de son expérience en produit commercial, plutôt que dans la prouesse physique réalisée. Cet aspect n’est pas nouveau. Marcel Ichac avait déjà immortalisé l’ascension de l’Annapurna en 1950, Jacques-Yves Cousteau filmait ses découvertes sur la Calypso, Paul-Émile Victor ramenait des témoignages sur les Inuits dès les années 1930. Les pratiques aventureuses sont intimement liées à leur médiatisation. Loin des yeux du public, elles ont besoin d’un support de médiation pour être transmises.

Maurice Herzog au sommet de l’Annapurna, premier sommet de plus de 8000m gravi par l’homme. Une de Paris-Match du 19 août 1950.

Ce qui change, c’est la définition des critères qui fondent le marché autorisant leur diffusion, tout autant que la dimension culturelle de ce que la société considère comme spectaculaire ou non. L’époque des pionniers de l’aventure sportive des années 1950 est sensiblement différente du monde en 2024. Démocratisation, massification, féminisation, commercialisation et marchandisation ont redéfini les attentes formulées à l’égard des récits étiquetés « d’aventure ». Piloté par la logique de maximisation de l’audience, l’univers télévisuel définit des standards dans lesquels Kaizen s’engouffre. Les prises de vue spectaculaires sur fond de musique épique nourrissent une histoire puisant son succès dans sa capacité à être vécue par tous. « À chacun son Everest » résonne comme un slogan universel au fort pouvoir d’identification.

Pratique sportive, valeurs et transformation de l’individu : un mythe tenace

Kaizen repose sur une mythologie sportive que les études universitaires menées dans le champ des STAPS s’attachent à déconstruire : les supposées valeurs du sport. Or, le sport n’est pas intrinsèquement porteur de valeurs, il est le réceptacle des usages qui en sont faits. Morale de l’effort, persévérance, dépassement de soi, goût du risque et culte de la performance trouvent dans le monde du sport et de l’entreprise un terreau fertile. Mais quel décryptage en faire ?

Le message inspirant dont Inoxtag se veut le promoteur sacralise les notions de réussite et d’effort, qui, à elles seules expliqueraient le succès d’un individu. En incarnant la preuve par l’exemple, Inoxtag personnifie ce système dans lequel le dépassement de soi est érigé en valeur suprême. Les séquences consacrées à la préparation physique valorisent un idéal dominé par la dramaturgie et le dépassement sans fin : alimentation protéinée, réveils matinaux, frappe dans un sac de boxe, courir aux aurores comme Rocky Balboa, etc.

Kaizen apparaît comme le symbole d’un monde glorifiant les individus entreprenants, disciplinés et virils. La pratique sportive est ainsi réduite à un outil de développement personnel selon le précepte du « no pain, no gain ». On suppose que la pratique assidue d’un sport fera de nous des individus meilleurs. Cette vision est la digne héritière de la doctrine du sport formalisée au cours des années 1960 : un outil de purification permettant de former des individus sains.

Image tirée de Kaizen, 1h12’18s. Les placements de produit au service d’un message : « se dépasser, se surpasser ». YouTube

Or, le reportage passe en partie sous silence les conditions ayant permis à Inoxtag d’entreprendre ce projet ainsi que le coût humain et environnemental d’une telle démarche. En se focalisant davantage sur les difficultés qu’il rencontre que sur les ressources dont il dispose, le youtubeur promeut une vision d’un monde situé socialement, dans lequel il y a des gens qui « se dépassent » et des individus ordinaires. Il fournit une grille de lecture binaire du monde caractérisée par des rapports marchands : la cordée guide/client, la paire entraîneur/entraîné, les sherpas réduits au simple rôle de porteur, mais aussi toute l’équipe de production.

Un fossoyeur des « valeurs » de l’alpinisme ?

Contrairement à Kilian Jornet ou Benjamin Védrines, Inoxtag n’est pas issu du sérail des alpinistes, il n’en possède pas les codes. Il transpose plutôt ses propres codes, notamment les préceptes moraux issus des mangas, dans un espace qui le fascine. Cet aspect explique le rejet dont il fait l’objet par la communauté des alpinistes car il fait la promotion d’une certaine conception : l’himalayisme commercial. Dans ce cadre précis, la pratique est réduite à une forme de circuit touristique afin de garantir un confort et une réussite optimale pour les clients. Les méthodes d’organisation s’inspirent de l’industrie du loisir dans laquelle les espaces naturels sont appréhendés comme des parcs d’attractions.

Image issue de Kaizen, 2h15’26s. Le sommet de l’Everest le jour de l’ascension d’Inoxtag. YouTube

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Les critiques émises envers Inoxtag prennent pour objet cette industrie qui transgresse les valeurs supposées de l’alpinisme. Là où la pratique se veut originellement une école du renoncement et un apprentissage de l’humilité, la conquête du sommet à tout prix court-circuite les schémas traditionnels d’apprentissage. La célébration de l’égo et du paraître dans Kaizen contrevient à la modestie prônée dans les instituts de formation des alpinistes. Cette fièvre de l’altitude a pris une nouvelle envergure avec Nirmal Purja, surnommé Nims Dai, et son « Project Possible » : l’ascension des 14 sommets de plus de 8000m en un temps record. Vu par des millions de téléspectateurs sur Netflix, 14x8000 aux sommets de l’impossible banalise une vision performative de la pratique dans laquelle l’usage d’hélicoptères pour rallier les camps de base devient progressivement la nouvelle norme. Son slogan « giving up is not in our blood » traduit une conception de l’effort partagée par Inoxtag. Comme Kaizen, le reportage de Nims Dai ne met en avant qu’un aspect très particulier de l’alpinisme. Pourtant très diversifiée, cette pratique est réduite dans ces deux exemples à la célébration d’exploits dans des territoires lointains dans le but de tirer des profits symboliques et économiques par leur médiatisation.

Le recours aux pratiques étiquetées comme « aventureuses » à des fins de promotions commerciales n’est pas nouvelle en soi. Inoxtag est l’incarnation d’un mouvement qui lui préexiste et dans lequel il injecte les codes du spectacle et de la mise en scène acquis via son expérience de youtubeur. Mais vu la portée et la potentielle influence de Kaizen sur l’image qu’on peut se faire de l’Everest et de l’alpinisme, les messages véhiculés par Inoxtag semblent questionnables du point de vue des enjeux climatiques et démocratiques contemporains.

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