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L’avortement, arme de déstabilisation massive dans la campagne présidentielle américaine

Manifestants pro et anti-avortement brandissent leurs banderoles devant le bâtiment de la Cour suprême, le 24 juin 2024. Philip Yabut/Shutterstock

L’avortement est la première préoccupation des Américaines de moins de 45 ans, devant l’économie. L’enjeu aura un rôle majeur dans le scrutin de novembre.

« Elle veut des avortements au 8e et au 9e mois de grossesse, ça lui convient ; jusqu’à la naissance et même après la naissance, l’exécution d’un bébé ! » : c’est en ces termes que Donald Trump a présenté la politique de Kamala Harris sur l’avortement, en juillet 2024. Il venait alors de nommer le très conservateur J. D. Vance comme colistier.

Ces aberrations constituent une nouvelle tentative du camp républicain de galvaniser l’électorat religieux : évangéliques, catholiques post-libéraux, juifs orthodoxes, musulmans ou hindous conservateurs. Une tactique qui répond à l’importance donnée à l’avortement dans la campagne depuis le retrait de Joe Biden.

L’indécision de Donald Trump

Présent dans la sphère publique américaine depuis des décennies, Donald Trump a exprimé, au fil des années, des opinions discordantes au sujet de l’IVG.

Avant d’entrer en politique, alors qu’il était un électeur inscrit au Parti démocrate, il se présentait comme « pro-choix », c’est-à-dire favorable au droit à l’avortement. C’est lorsqu’il s’est rapproché du Parti républicain en vue de la présidentielle de 2016 qu’il s’est conformé au positionnement « pro-vie ». Un revirement logique si l’on considère que l’opposition au droit à l’avortement fédère le camp républicain depuis sa protection constitutionnelle en 1973.

Lors de la campagne de 2016, face à Hillary Clinton, il avait radicalisé son propos en présentant comme « inacceptable » de pouvoir « arracher le bébé de l’utérus jusqu’au jour de la naissance ». Il faisait référence aux 1 % d’avortements tardifs, pratiqués après la 21e semaine dans ces circonstances médicales graves (mise en danger de la vie de la mère ou malformations fœtales létales). Jouant sur une corde émotionnelle et sensationnaliste, Trump renvoyait au débat sur le statut de l’enfant à naître, que les plus conservateurs considèrent comme une personne à part entière dont les droits doivent être garantis.

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Pendant la présidence Trump (2016-2020), l’avortement était encore protégé au niveau fédéral. Les États, bien que compétents en matière de législation sur la santé, ne pouvaient interdire l’accès à cette procédure médicale. Donald Trump ne pouvait pas outrepasser le pouvoir de la Cour Suprême. Il s’est contenté de limiter le financement fédéral des cliniques de planning familial. Et, fait décisif : il a nommé trois juges conservateurs, dont la dernière, Amy Coney Barrett est notablement anti-avortement.

La donne change en 2022. Avec l’arrêt Dobbs, la Cour suprême, désormais majoritairement républicaine, a cessé de garantir l’accès à l’IVG au niveau fédéral. Cela a eu pour effet l’adoption ou la réactivation de lois très restrictives. Cependant, lors des élections de mi-mandat tenues cette même année, la totalité des référendums locaux ont fait ressortir une volonté de protection de l’avortement, même dans des bastions républicains comme le Kansas ou le Montana.

C’est ce résultat qui incite aujourd’hui Donald Trump à la prudence. Lors des primaires républicaines, début 2024, le candidat s’est dit favorable à l’autorisation de l’avortement jusqu’à un délai de 15 à 16 semaines, tout en laissant la décision aux États. Plus récemment, il a jugé le délai de 6 semaines bientôt voté en Floride trop limité, avant de se rétracter sous la pression de la partie radicale du camp républicain.

Trump a également pris position sur la fécondation in vitro (un sujet mis en avant par les démocrates avec l’expérience personnelle de Tim Walz) en prônant son financement fédéral. Il s’agit d’une position inhabituelle dans le camp républicain, mais qui fait écho aux attentes des électeurs, et surtout des électrices.

Un électorat féminin mobilisé

Ces hésitations et revirements de Donald Trump ont un enjeu clair : le vote des femmes. Traditionnellement, aux États-Unis, on observe un clivage entre démocrates, favorables à l’accès à l’avortement et républicain, plus rétifs. Mais depuis la décision de la Cour suprême de 2022, les lignes sont moins claires.

Ainsi, la position la plus radicale sur l’avortement, consistant à l’interdire même en cas d’inceste, de viol ou de mise en danger de la vie de la mère, est rejetée par la majorité des électrices républicaines. Plus encore, le droit à l’avortement est la première préoccupation des femmes de moins de 45 ans, devant l’économie.

Le Grand Old Party (GOP, surnom du Parti républicain) est bien au fait de ces chiffres : cette année est la première élection depuis 40 ans où il n’affiche pas l’interdiction fédérale de l’avortement dans son programme. Donald Trump a rappelé qu’il n’était pas favorable à une loi fédérale d’interdiction. Son colistier J.D. Vance, bien que farouchement « pro-vie », a fini par se ranger à l’idée de laisser la décision aux États.

Les démocrates se sont quant à eux engagés à l’adoption d’une loi fédérale de protection. Dans un sens ou dans l’autre, la question de l’avortement n’a jamais été réglée par une loi fédérale aux États-Unis mais toujours par la Cour Suprême. Cela supposerait un vote au Congrès, périlleux pour des élus locaux tiraillés entre consigne du parti et électorat local. Le président n’a donc pas de pouvoir direct sur le futur du droit à l’avortement aux États-Unis.

L’avortement n’en reste pas moins un sujet de choix pour déstabiliser les républicains. Dès son investiture, Kamala Harris a reçu le soutien des associations militant pour le droit à l’avortement. Fin août, la candidate s’est lancée dans une tournée « Fighting for Reproductive Freedom » en Floride. En septembre, elle pousse son adversaire dans ses retranchements en le rendant responsable des décès de femmes non traitées à temps et, plus généralement de la crise de santé publique que le déficit d’accès à l’avortement génère.

L’élection se jouera-t-elle sur le droit à l’avortement ?

Le droit à l’avortement peut-il être un thème déterminant en novembre prochain ? Parmi les États qui peuvent faire basculer l’élection, 4 ont une législation restrictive (Arizona, Caroline du Nord, Pennsylvanie, Wisconsin) et 1 est particulièrement répressif : il s’agit de la Géorgie. Kamala Harris y fait activement campagne. Au total, dix États dont deux États-clés – l’Arizona et le Nevada - organiseront des référendums sur la question spécifique de l’avortement en même temps que le scrutin présidentiel de novembre prochain.

Le poids de l’enjeu pour les électeurs républicains dans les États-clés est à mettre en regard avec celui de l’économie ou de l’immigration. L’ordonnancement des préférences des électeurs est complexe : voter Trump n’est pas forcément le résultat d’une attitude anti-avortement ; et être favorable au droit à l’IVG n’exclut pas de voter républicain. La décision peut en outre être informée par des campagnes ciblées dans des États ouvrant des référendums locaux (ballot measures) dans le cadre des élections générales, comme c’est l’usage.

Qui est contre l’avortement aux États-Unis ? Contrairement aux idées reçues, les groupes religieux ne sont pas tous majoritairement hostiles. Les plus mobilisés d’entre eux sont les évangéliques blancs, les mormons ainsi que les Témoins de Jéhovah. Parmi les catholiques, les Hispaniques sont les moins enclins à soutenir le droit à l’avortement. Alors que l’état-major républicain tend à présenter la protection constitutionnelle de l’avortement comme une ingérence indue de l’État fédéral, donc contraire aux libertés individuelles, la campagne de Kamala Harris retourne l’argument. Elle fait de ce droit un élément clé de la liberté des femmes.


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Le clivage est en effet avant tout partisan : 86 % des démocrates pensent que l’avortement devrait être légal dans la plupart des cas, contre 36 % des républicains. Seuls 15 % des républicains (9 % des Américains) souhaitent une interdiction totale. Environ deux tiers des résidents des États pivots (Arizona, Georgia, Michigan, Nevada, Caroline du Nord, Pennsylvanie, Wisconsin) et des Indépendants soutiennent le droit à l’avortement.

Avorter : un droit inégal et controversé

L’effet à attendre de la mobilisation électorale sur l’avortement est variable selon les États, qui eux-mêmes ont des législations disparates, de la plus protectrice à une totale interdiction. Une minorité d’États – la Californie, le Michigan et le Vermont – a opté pour sa protection constitutionnelle. Les Constitutions de l’Alabama, de la Louisiane, du Tennessee et de la Virginie occidentale l’interdisent explicitement.

L’avortement avait été garanti en 1973 au motif d’un « droit à la vie privée », argument repoussé par les juges suprêmes dans l’arrêt Dobbs de 2022. Entre 1973 et 2022, plusieurs restrictions avaient été opérées. À partir de 1976, les fonds fédéraux ne permettaient plus de soutenir l’accès à l’avortement (sauf cas extrêmes : viol, inceste ou danger de mort de la mère). Depuis 2003, les assureurs pouvaient invoquer une clause de conscience pour ne pas couvrir la procédure. Le délai légal pour avorter avait aussi été réduit de deux trimestres à un trimestre. La fin de la protection constitutionnelle de l’IVG de 2022 parachève donc ce processus et renvoie la décision au niveau des États.

En l’état actuel, 17 États interdisent strictement l’avortement (de la conception à six semaines de grossesse), 5 l’interdisent passé un délai de 12 à 18 semaines, 18 l’autorisent selon des conditions variables (jusqu’à 24 semaines ou viabilité du fœtus). Enfin, il est légal sans limitation dans 7 États et Washington DC.

Pour les femmes vivant dans un État restrictif, le développement des téléconsultations – héritage de la pandémie de Covid-19 – a ouvert une voie à la prescription à distance de pilules abortives. Leur envoi par la poste, même dans des États interdisant leur utilisation, a été autorisé par une décision de la Cour suprême de juin 2024. Quant aux femmes nécessitant une interruption de grossesse chirurgicale, elles peuvent être soutenues financièrement et logistiquement par des associations, y compris pour se rendre dans un État permettant cette procédure. La situation est donc complexe. Et il existe des possibilités de contourner les interdictions légales. C’est pourquoi une nouvelle protection fédérale de l’avortement n’aurait pas le même impact pour toutes les Américaines, en fonction de leur État de résidence, de leurs ressources, de leur âge et de leur identification partisane.

Il n’empêche. La question est bel et bien politique. Le Parti démocrate a tout intérêt à déstabiliser le camp républicain sur ce terrain. Y compris en finançant dans les États clés de petits candidats anti-avortement, dont le rôle est de dénoncer les incertitudes de Trump et de décourager les électeurs de lui accorder leurs suffrages… Dans une élection qui s’annonce des plus serrées, chaque voix compte. Les suffrages motivés par le droit à l’avortement ne seront donc pas négligeables.

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