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Le capitalisme s’expose à Bruxelles, pas à la Commission mais au Musée Royal

David LaChapelle. « Gas Shell », 2012. Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique, Author provided

Donner carte blanche à un metteur en scène ou à un artiste est devenue pratique courante parmi les conservateurs de musées. Là, ce sont les conservateurs qui se donnent carte blanche à eux-mêmes, se sentant inspirés par un essai sur les ravages prévisibles du capitalisme libéral. Des conservateurs de musées nationaux, le Louvre à Paris et le Musée Royal des Beaux-Arts à Bruxelles sont donc partis du livre de Jacques Attali, Une brève histoire de l’avenir, pour monter en parallèle une exposition dans leur institution respective.

L’exposition de Bruxelles est titrée « 2050 : une brève histoire de l’avenir ». Chaque salle renvoie au découpage proposé par Attali dans son livre c’est-à-dire un découpage en cinq temps : d’abord le déclin progressif de la puissance américaine, puis viendra le temps de l’apparition d’un monde polycentrique qui se lézardera face au marché, un empire qui viendra déborder les États souverains et qui se déploiera autour de deux idées fortes, protéger la population et la distraire. Le quatrième temps sera celui de l’instabilité sociale produite par l’empire du marché et cela produira inévitablement un hyperconflit alimenté par le courant religieux qui niera et combattra la démocratie et le marché. Et enfin la dernière période sera celle de la renaissance, car du chaos sortira une autre façon de gouverner, l’hyperconsommation cédera la place à l’hyperdémocratie, bref les forces du bien finiront par triompher.

L’hyperconsommation

Je commence par la salle dédiée à l’hyperconsommation. L’excès de nourriture est condensé dans un corps affalé face à terre, sans visage, une flaque de graisse rose comme la couleur du cochon, un liquide pétrifié aux allures de caouane. Je remarque, en m’approchant, que la sculpture, datée de 1997, est intitulée matrice de l’amnésie ; j’en déduis (pure hypothèse) que l’artiste, né en 1968, veut nous dire que le gras emblématique de l’excès est toujours là et bien là, confirmé par les statistiques sur l’obésité des populations dont les enfants sont les cibles préférées des fabricants de soda.

Je continue ma déambulation et tombe sur l’humour dévastateur d’un artiste argentin Gustavo Romano qui prend à bras le corps le fameux « time is money », qui devient « money is time ». L’artiste imagine une banque la time notes bank qui émettrait des billets. Il y a des billets à dix minutes, des billets à sept jours, mais aussi des billets à un an, voire à cinq ans. Ce n’est pas le célèbre in god we trust du dollar américain que l’on peut lire sur les billets exposés au mur, mais money is institutionalized mistrust, un billet qui vaut seulement dix jours et sur un autre billet qui, lui, ne vaut qu’une seconde on peut lire l’affirmation de Marx : « Money is dead labour, which, vampire-like, lives only by sucking living labour, and lives the more, the more labour it sucks ».

valija par Gustavo Romano. Author provided

Cette citation de Marx prend alors toute sa dimension à la fois politique et poétique (vidéos au mur, visibles sur le site de l’artiste). Comme un marchand ambulant traînant sa petite charrette, le banquier du temps demande aux passants un peu surpris quels sont le temps ou les minutes qui ont eu le plus de valeur à leurs yeux. Les réponses sont magnifiques, le temps où nous sommes connus, le jour où ma petite sœur qui venait de naître est rentrée à la maison. Le banquier ambulant est prêt alors à racheter le temps au prix estimé. Plusieurs personnes sont aussi interrogées non plus sur le temps qui a un prix à leurs yeux, mais sur le temps perdu. Le temps perdu à l’école est plus mentionné que le temps perdu devant la télévision. L’idée est alors de revendre précisément ce temps qui a été perdu ; un peu comme le pain perdu se recuit, le temps perdu se recycle sous forme d’argent.

La consommation ostentatoire

Dans une autre salle, un grand écran attire l’œil. Je regarde The Feast of Trimalchio et le nom de Thorstein Veblen me vient à l’esprit. Veblen est un économiste américain du début du siècle qui a travaillé sur la conspicuous consumption (« consommation ostentatoire »). Lorsque la consommation est un indicateur de position sociale, la demande augmente quand les prix augmentent, voilà l’intuition de Veblen. La consommation ostentatoire trouve aujourd’hui son relais de croissance dans la mondialisation. Les hyperriches russes, chinois, indiens, saoudiens déambulent dans les rues de Zermatt ou de Knock le Zout et constituent cette leisure class pour qui vivre de son travail est une incongruité.

AES F Trimalchio part 2. Author provided

Les trois artistes russes (AES+F) qui ont fabriqué le film en animant près de 70 000 images fixes n’ont certainement pas lu Thorstien Veblen, ils se sont plutôt inspiré du Satyricon de Fellini qui lui-même s’était inspiré du poète romain Pétrone qui raconte la fête donnée en l’honneur d’un esclave, Trimalchio, dont la liberté vient d’être rachetée. Ce film d’animation est envoûtant et la septième de Beethoven annonce que quelque chose va arriver, la fin d’un monde. Tous les ingrédients du paradis numérisé sont là : les cocotiers poussent sur du sable forcément blanc, la mer côtoie sans aucune logique la neige, le crocodile Lacoste est accroché au polo, les messieurs d’un âge respectable ont le regard altier, les balles de golf ne rebondissent nulle part, les ifs indiquent les collines romaines, les malles Vuitton sortent des soutes des cars de luxe, le paon déplie ses plumes, un paquebot de luxe attend au large les passagers échoués.

Vous sentez l’ennui qui suinte chez les maîtres vêtus de blanc et qui se font servir par des esclaves sortis de la mondialisation, des maîtres qui deviennent des esclaves à leur tour. On est bien loin de la dialectique du maître et de l’esclave, vous savez qu’il ne se passera rien. Vous perdez votre temps à contempler la langueur et vous êtes voyeur d’une sexualité latente à la Balthus ; les visages ne vous dévisagent pas, personne ne vous regarde et vous vous voyez regarder ces pantins animés qui ne vous regardent pas et qui ne se regardent pas non plus entre eux, ballet de maîtres et d’esclaves sur fond d’un décor carton-pâte.

Éloge de l’artificiel, ode à l’arrogance des riches. Les artistes russes voulaient que ce monde dégoulinant de richesse soit répugnant, ils ont réussi leur coup. Cette consommation ostentatoire appelle le dégoût des goûts de luxe, ferment actif pour la révolte sociale ; mais les artistes russes peuvent aussi devenir des arroseurs/arrosés. Un retour de manivelle est possible. Le dégoût peut au contraire faire place à l’envie sociale. On veut être comme eux semblent dire silencieusement les spectateurs qui ont du mal à sortir de la salle ! Le marketing a parfaitement compris les ressorts du mimétisme en inventant le luxe pour tous, un tailleur sur mesure, mais pour tous. Mass-taylorisation disent les spécialistes de marketing qui savent manier l’oxymore. Capitalisme sans répit.

La guerre inévitable

parisart perimeter mabunda G. Author provided

Je continue ma déambulation et je voudrais voir la salle qui traite de la guerre inévitable. Dans la salle, les artistes s’emparent du thème de la guerre, mais avec la religion en toile de fond. Un artiste du Mozambique qui sait de quoi il parle, Gonçalo Mabunda construit des sièges symboles du pouvoir avec des pistolets, des kalachnikovs et des grenades ; l’humour est noir, le rêve d’un monde meilleur ; un autre artiste construit une sorte d’église/mosquée non pas avec des Lego comme un artiste gentil aurait pu le faire pour décorer une place à Berlin en bâtissant une immense girafe.

Ici, les Lego sont remplacés par des balles peintes en blanc ; de loin, on aperçoit une sorte de mausolée avec son dôme blanc, de près on voit un édifice fait avec des balles et les douilles encadrées par des piliers qui sont en fait des fusils ; les poilus de la guerre de 14 utilisaient leur temps libre pour graver en artiste des douilles d’obus de 75, là se sont plutôt les artistes qui deviennent des soldats de la paix, dénonçant comme Goya en son temps les horreurs de la guerre. Dans une vitrine, une mallette qui a toute l’apparence d’une mallette Vuitton contient une bombe avec un détonateur prêt à l’emploi. La salle qui montre la guerre est placée sous les bons auspices des trois religions monothéistes dont les grands livres sont enfermés dans une vitrine.

Discrète utopie

Je termine par la salle des utopies. La salle semble bien petite pour contenir toutes les utopies annoncées. Cela n’augure rien de bon. Dans son essai, Jacques Attali visiblement gêné de terminer son essai par une guerre généralisée veut nous faire croire en une fin heureuse possible. Après la guerre viendra la paix, le temps de l’hyperdémocratie, seule issue possible. Happy end donc, un peu comme la fin imposée aux cinéastes par les producteurs de la Metro Goldwyn Mayer s’ils ne veulent pas être dévorés tout crus par le lion.

De la dernière salle, j’en ressors avec la photo de David Lachapelle. Une station -service avec son logo Shell est vue de nuit, éclairée par des néons blafards, on voit l’herbe qui envahit peu à peu la station. Victoire de la nature, les énergies fossiles ne semblent plus à même d’assurer le progrès. La démocratie portée par l’écologie a donc vaincu le capitalisme, les sociétés pétrolières ont abandonné le terrain qui retourne en friche. Voilà le message qui prend le contre- pied de celui d’Olga Kisseleva qui, dans la salle consacrée à la planète menacée, montre les logos des grandes compagnies pétrolières (arctic conquistadors) qui clignotent peu à peu sur la banquise.

Je ressors de cette exposition en remontant les marches du long escalier avec en tête des œuvres qui font penser, des œuvres qui vous rendent finalement optimistes quant au futur, car vous prenez heureusement conscience de la force créatrice des artistes.

Jusqu’au 24 janvier Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique 3, rue de la Régence 1000 Bruxelles Service de réservation : reservation@fine-arts-museum.be Tél. 02/508.33.33

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