Avec la sortie du dernier film de Yorgos Lanthimos, Kinds of Kindness (2024), plusieurs articles interrogent la possible misanthropie contenue dans les films du cinéaste grec à l’instar des critiques Marie Sauvion et Samuel Douhaire qui se demandent s’il est « trop misanthrope » ou « délicieusement grinçant et dérangeant ». Si l’on en croit son coscénariste de longue date, Efthymis Filippou, selon lequel il s’agit avant tout dans leurs récits de décrire la nature humaine dans ce qu’elle a d’étrange et de parfois surréelle, ce travail d’observation se fait au prix d’une radicale dépréciation de l’individu.
La servitude volontaire
Car dans ce surprenant triptyque introduit par Sweet Dreams de Eurythmics (1983), dans lequel les acteurs voient leur rôle redistribué à chaque nouveau volet, Lanthimos rejoue le motif de la servitude volontaire jusqu’à l’écœurement. En adoptant davantage le point de vue du dominé que du dominant, le cinéaste figure deux des causes de la volonté de soumission avancées par La Boétie : l’habitude et l’imagination.
C’est en s’appuyant sur les faiblesses de l’imagination et le désir de croire d’Emily (Emma Stone) que le gourou Omi (Willem Dafoe) et sa femme Aka font de la jeune femme une adepte de leur secte. Ayant quitté le giron familial pour épouser au mieux les préceptes de leur religion, elle est chargée de trouver l’élue capable de ramener les morts à la vie.
C’est par habitude, mais aussi par appât d’avantages matériels et besoin de reconnaissance sociale que Robert (Jesse Plemons) est prêt à tuer pour regagner l’amour d’un maître qui lui dicte les moindres faits et gestes de son existence : ce qu’il doit manger, la femme qu’il doit aimer, comment il doit s’habiller… Ce que révèle sa tentative d’affranchissement est plutôt à chercher du côté de la pensée de Sartre. Son obstination à retrouver sa place sous le joug de Raymond est motivée par la nécessité de fuir toute angoisse existentielle : que faire de la liberté et du libre arbitre ?
La structure de Kinds of Kindness souligne une certaine interchangeabilité des rôles, qui n’est pas sans rappeler celle des proies et des prédateurs dans The Lobster (2015). Jesse Plemons, dont le personnage est dominé dans la première partie, devient dominant dans la deuxième pour redevenir soumis dans la troisième. D’une fable à l’autre, ces changements de fonctions interrogent aussi la servitude volontaire du spectateur, à laquelle fait écho la suspension consentie de son incrédulité.
Le corps objectivé
Le caractère misanthrope du cinéma lanthimossien s’exprime non seulement dans la mise en scène d’actes de soumission poussés à l’extrême, mais aussi dans la représentation de corps altérés.
Altérés, d’abord, dans le sens de détériorés, dégradés. Aux blessures infligées sur les corps par les dispositifs disciplinaires imaginés dans la première partie de sa filmographie – la prison familiale dans Canine (2009), la société secrète dans Alps (2011), l’hôtel dans The Lobster – s’ajoutent celles auto-infligées par intérêt ou par lâcheté. Comme John le boiteux dans The Lobster, qui se cogne le nez contre un mur, Robert dans Kinds of Kindness se frappe volontairement le pied pour provoquer la rencontre avec Rita (Emma Stone). Bandages, sang séché, hématomes, blessures apparentes : dans l’œuvre de Lanthimos, les souffrances que subissent les corps abondent.
Altérés, ensuite, dans le sens de rendus autres. Un des lieux de l’instrumentalisation des corps est celui de la sexualité. Corps drogué pour être violé dans Kinds of Kindness, simulation d’une « anesthésie générale » pour assouvir les fantasmes de son partenaire dans Mise à mort du cerf sacré (2017) : ces performances sexuelles sans affect, réifiant entièrement le corps de l’autre, sont symptomatiques d’une forme d’égoïsme nichée dans la nature humaine.
L’objectivation des corps est encore renforcée lorsqu’un organe en est extrait et isolé par les choix de mise en scène. On pense, dans le deuxième volet de Kinds of Kindness, au pouce coupé puis au foie arraché de Liz afin de nourrir un mari paranoïaque. L’expression de cette réification est à son paroxysme dans la scène inaugurale de Mise à mort du cerf sacré. Surcadré par le champ opératoire et celui de la prise de vue, on découvre en gros plan un cœur battant que plus rien ne relie à ce qu’il reste de la personne. Se détachant du topos amoureux, l’organe disjoint ne sert qu’à traduire un profond processus de déshumanisation.
L’absence de regard ?
En redistribuant les rôles des mêmes comédiens dans un même film et en mettant à chaque fois en scène des relations de pouvoir, Kinds of Kindness renvoie à la tyrannie de l’auteur et à la soumission de l’acteur. Cette référence métafilmique qui relie la création au pouvoir est particulièrement prégnante dans Pauvres créatures (2023) qui convoque le mythe de Pygmalion et donc le désir de domination par la création. De cette ambiguïté filiale, il n’est alors pas étonnant que naissent des relations symboliquement ou réellement incestueuses. On l’observe entre Bella et God ; ce dernier met néanmoins rapidement un terme au geste de rapprochement de la jeune femme. Mais aussi dans Canine avec un père qui contrôle jusqu’à la sexualité de ses enfants, ou dans Kinds of Kindness, lorsque Robert, après avoir regagné la confiance de son maître, mêle son corps à celui de Raymond et de sa compagne dans une étreinte fusionnelle.
À travers ces scènes, Lanthimos dit quelque chose du rapport entre cinéaste et acteurs en y portant un regard critique. Mais l’identification du regard n’est pas toujours aussi limpide, et dans son œuvre, les nombreux effets empruntés à l’esthétique de la vidéosurveillance, bien qu’atténués dans son dernier film, en interrogent la nature.
Les lents travellings avant et arrière et l’emploi d’une caméra grand-angle dans Kinds of Kindness et Mise à mort du cerf sacré ou le recours au fisheye dans La Favorite (2018) et Pauvres Créatures renvoient non seulement à l’invisibilité du contrôle dans nos sociétés modernes, qui contraint à l’autodiscipline et au respect des normes sociales, mais aussi à l’expression d’une certaine autorité démiurgique. À moins d’y voir une absence de regard et de conclure à une vision résolument misanthrope car exempte de toute intention humaine ?
Cette conclusion est cependant à nuancer car dans ce processus d’aliénation généralisé subsistent des traces d’amour et de sensibilité. Dans Kinds of Kindness, ne peut-on pas déceler dans les cadeaux laissés par une mère déserteuse à sa fille, dans l’attention portée aux animaux écrasés sur la route (générique de fin du deuxième volet avec une inversion des rôles entre chiens et humains) et dans les cadres « décapitants » où les corps sans tête infusent l’intensité des émotions, quelques preuves d’amour et de gentillesse ?
Dans Kinds of Kindness, ce regain d’humanité est aussi repérable à travers le mystérieux R.M.F., unique personnage à conserver son identité dans les trois histoires qu’il permet ainsi de lier. Interprété par un acteur non professionnel, ami de Lanthimos et de Filippou, il semble imperméable aux tribulations dominants-dominés, qui se jouent autour de lui. Son statut particulier n’en fait-il pas dans la fable le seul individu véritablement libre ? Et son amateurisme n’a-t-il pas tendance à inverser la relation de pouvoir entre auteur et acteur ? En somme, ne faut-il pas voir dans ce personnage secondaire bien ordinaire la possibilité – toute modeste – de la liberté ?