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Des infirmières transportent un patient infecté par le nouveau coronavirus, dans le service de soins intensifs du CHU de Nantes, le 19 mai 2020. Loic Venance / AFP

Le collectif soignant, un engagement en redéfinition perpétuelle

Très souvent, les infirmières (il est plus juste de mettre le féminin pour cette profession à 88 % féminisée en France) invoquent « la vocation » pour décrire leur métier.

Autrement dit, elles assimilent leur travail à la mission qui le circonscrit, elles s’identifient en quelque sorte à la cause du soin qu’elles défendent, comme des militantes convaincues. Plus rarement, elles s’identifient à l’établissement où elles travaillent, ou alors il s’agit de l’hôpital public en tant qu’institution, chargée d’accueillir tous les patients sans distinction, par contraste avec le secteur privé lucratif. Mais cette mission suffit-elle à expliquer la nature de leur engagement, ordinaire ou extraordinaire ?

En m’appuyant sur une série de travaux successifs, je propose de dépasser les faux semblants sur l’engagement des soignants en précisant comment il m’est apparu au cours de nombreuses enquêtes de terrain portant sur les relations de travail à l’hôpital.

Une tonalité morale forte

Sans contester l’honnêteté des réponses fournies par les personnes interrogées durant ces enquêtes, ni vouloir déprécier leur travail, plusieurs éléments d’explication doivent être pris en considération dans cette identification, cette conviction partagée. Telle une poupée russe, ces éléments peuvent d’ailleurs s’emboîter entre eux.

Le premier niveau tombe sous le sens : dans ce contexte de mobilisation sanitaire, la tonalité morale s’énonce publiquement, devant des médias qui l’attendent voire la suscitent, pour fabriquer l’image à laquelle ils pensent ou qu’ils pensent partagée par leur public.

Cependant, ce discours s’ancre aussi dans une position sociale partagée : bien des personnes font preuve de bonne volonté dans ce contexte, bien des salarié·e·s sacrifient leur temps et prennent des risques dans l’ombre (caissières, salarié·e·s des centres de tri d’Amazon, travailleurs sociaux, facteurs, employé·e·s des pompes funèbres…). Beaucoup travaillent la peur au ventre, en restant bien souvent invisibles, tout comme d’ailleurs les agents hospitaliers non soignants dans la logistique, le nettoyage, ou la technique.

Le sens du « nous », le discours moral sont plus fréquents dans les milieux populaires que dans les milieux privilégiés : « La morale, c’est l’arme des pauvres », selon Nietzsche – qui ne les portait pas dans son cœur. Et il est vrai qu’à défaut d’avoir des capitaux économiques, ou les capitaux socioculturels chers à Pierre Bourdieu, les milieux populaires ne manquent pas de capital moral, de sens du sacrifice, notoirement dans les occasions comme celles-ci. Nous ne sommes rien, soyons tout… Un médecin spécialiste n’a-t-il pas un discours public plus savant et plus habité par le sentiment de son rôle personnel ? Et si, face au Covid-19, les médecins parlent d’une même voix pour le lavage des mains et les gestes barrières, dans la pratique hospitalière ordinaire, les plus instruits ne sont pas ceux qui se lavent le plus souvent les mains (comme je l’ai entendu souvent des infirmières elles-mêmes).

Le sens de l’appartenance de classe est d’ailleurs clivé chez les infirmières : une bonne moitié, comme la majorité des aides-soignantes, se définissant comme salariées et sont plutôt issues d’un milieu populaire. On le voit au travers des pratiques de vote aux élections professionnelles car, si beaucoup ne votent pas, le vote infirmier ne se distingue pas de celui des autres salariées de l’hôpital : il consacre des syndicats généralistes et non des syndicats uniquement infirmiers, qui restent très minoritaires. D’autres infirmières, davantage issues des classes moyennes, se définissent plutôt comme les collaboratrices des médecins. Les identifications des infirmières ont fait l’objet aussi d’une enquête en Suisse, les classant en 4 types clivés hiérarchiquement (dominantes et dominées médicales, infirmières responsables et hétérodoxes.

Sous la classe, le genre

Le souci d’autrui (le care des Anglo-saxons) relève du genre social féminin. Les métiers du care (soin, enseignement, ménage, accouchement, assistance sociale, aide aux personnes âgées, vétérinaires, accueil…) sont surinvestis traditionnellement par des femmes. L’éducation des filles les conduit à embrasser ces carrières plutôt que celles qui mènent à des positions de pouvoir, symbolique ou réel (armée, police, politique, patronat…), davantage convoitées quant à elles par des hommes.

C’est aussi le cas au sein des organisations où les femmes sont majoritaires, à l’hôpital notamment. Alors que le nombre de femmes excède largement le nombre d’hommes en chiffres absolus, y compris dans les positions de pouvoir, le pourcentage d’encadrants masculins (administratifs, paramédicaux ou médicaux) est supérieur au pourcentage d’encadrés masculins.

Un fort sentiment d’appartenance au collectif de rattachement

L’emboîtement ne s’arrête pas là, au contraire : si les soignantes s’autodéfinissent peu en termes de classes et de genre, voire se définissent peu en termes sociologiques (auxquels elles préfèrent nettement le vocabulaire psychologique ou médical), leur sentiment d’appartenance est très vif selon les services, c’est-à-dire selon le collectif opérationnel de rattachement.

Raison pour laquelle il est difficile de mettre en place des logiques transversales, comme celle des équipes mobiles. Autrement dit, selon le type d’unité fréquentée (« neuro », « gastro », « dermato »…), leur identification au « service », à « l’équipe », voire au binôme constitué avec le médecin ou avec l’aide-soignante, sera plus ou moins prononcé.

Ainsi, si peu d’infirmières s’identifient à leur grade professionnel (contrairement aux médecins, dont le « nous » renvoie invariablement à la profession médicale, sauf chez les chefs de service qui s’identifient au service qu’ils dirigent), elles se sentent membres d’un collectif de travail, où la coopération est intense, reposant étroitement sur la confiance dans l’intervention des autres collègues. Leur identification au collectif est souvent plus fort en réanimation, aux urgences, et surtout, au bloc opératoire.

Le « bloc » crée des fidélités inégalées, il est comme un lieu productif dont sort le « produit » (le malade hospitalisé) qui irrigue tout l’hôpital. Il est un lieu sanctuarisé, où tous ont voix au chapitre : si le chirurgien en est le personnage éminent, il est tout autant le porte-parole du collectif, notamment vis-à-vis de la direction. Il règne souvent au bloc un partage d’informations exemplaire que les autres services lui envient. Chacun y trouve plus facilement sa place, comme ce brancardier itinérant qui se sentait mieux considéré au bloc que dans tout autre service.

Religion, politique : des effets limités

D’autres contextes de collaboration intense peuvent voir le jour et créer ce sentiment d’appartenance : j’ai pu le constater lors de la mobilisation en interne pour l’amélioration de la qualité de soin, dans le cadre de l’accréditation des hôpitaux. Dans le public comme dans le privé, la formation de groupes de référence pour définir les recommandations de bonne pratique soignantes avait pu créer, ici ou là, une sorte d’engouement collectif, de « mobilisation consensuelle ».

Les représentations évoluent aussi avec ce type de coopération, à court ou moyen terme. En se prolongeant, elles jettent les bases d’un ciment collectif sur lequel se construisent les coopérations suivantes. Ainsi, ce que l’on appelle les représentations ou les croyances ne sont pas forcément des valeurs agissantes : si l’on ne peut exclure que des croyances politiques, religieuses ou philosophiques animent tout un chacun, l’occasion d’entendre les soignants les invoquer, même sur demande, ou d’en observer les manifestations en pratique, sont plutôt rares à l’hôpital.

La politique est certes une préoccupation, du fait de la forte critique des soignants à l’encontre de la gestion gouvernementale de l’hôpital public. Mais de là à ce que la pratique professionnelle au quotidien découle de considérations politiques, il y a un pas que ne franchissent que des militants ou des personnes ayant été fortement socialisées à la politique.

Idem pour le religieux, dont je n’ai jamais vu trace au travail à l’hôpital public – bien moins que de la xénophobie, de « l’âgisme », ou du sexisme, si l’on peut appeler ces préjugés des croyances. Le religieux représente le passé des religieuses soignantes, un passé mis à distance, avec une admiration mêlée de critique envers la soumission des religieuses aux médecins : « pour lui, on se serait jetées par la fenêtre », disent les anciennes.

Enfin, si l’humanisme peut faire office de référence philosophique partagée, il est frappant de voir comment les soignants ne l’évoquent que rarement, et toujours en termes parcimonieux, gênés et quelque peu stéréotypés. Ainsi, soit l’humanisme soignant n’est pas une croyance agissante, soit il est peu articulé comme discours…

Les expériences vécues façonnent les représentations

Il n’en va pas de même avec des représentations issues d’expériences vécues. Au commencement était l’action. Il faut donc distinguer entre des croyances ou des opinions générales et des vérités d’expérience, des représentations pratiques.

Ainsi, différents professionnels, du médecin à l’ouvrier qualifié, sont plus éloquents pour évoquer des expériences professionnelles cruciales, comme la participation à une campagne humanitaire en Afrique, la mobilisation sanitaire lors de la canicule ou d’une tempête… Ainsi, un médecin-chef dans un hôpital militaire de province nous a dit combien son quotidien restait marqué par son expérience dans un corps expéditionnaire dans la « brousse » en Afrique… Ces mobilisations inhabituelles ont forgé leurs représentations au quotidien, même longtemps après – comme sans doute le fera la mobilisation sanitaire contre la pandémie.

Le meilleur exemple précédent est celui de la mobilisation contre le sida. Indiscutablement, ce fut un événement très important dans les services infectieux et il a marqué les esprits de tous ceux qui y ont été confrontés, aides-soignants, infirmiers, médecins en infectiologie ou en psychiatrie… Tous évoquent « la révolution sida », une sorte de Mai 68 pour l’hôpital. Cette période a changé leur conception non seulement des rapports sociaux en interne, mais aussi du rapport à la société. Le sida a sorti la médecine des murs de l’hôpital comme il a transformé les rapports de travail, en instaurant un esprit d’écoute et de collaboration à l’opposé de tout esprit hiérarchique, de toute volonté de créer une distance sociale, de tout rappel à l’ordre hiérarchique et symbolique. Bref, de tout ce qui prévaut traditionnellement dans ces bureaucraties professionnelles que sont les hôpitaux ou les universités.

C’est cet esprit égalitaire que fait revivre la mobilisation sanitaire contre le Covid-19, avec la présence d’une solidarité d’autant plus forte entre les soignants qu’elle est largement partagée avec le reste de la population.

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