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In English Only. Malgré qu'ils soient tous les trois francophone, la directrice adjointe des opérations du SCRS, Michelle Tessier, le directeur David Vigneault et la directrice exécutive de l'Évaluation intégrée du terrorisme, Marie-Hélène Chayer, ont témoigné en anglais seulement devant la Commission Rouleau, le 21 novembre 2022, à Ottawa. La Presse canadienne/Adrian Wyld

Le comble de l’anglo-normativité : les francophones parlant anglais à la Commission sur l’état d’urgence

La Commission sur l’état d’urgence qui examine les fondements de la décision du gouvernement du Canada de déclarer l’état d’urgence pendant l’occupation du Convoi de la liberté, à Ottawa, en janvier et février 2022, fait ressortir les débats sur le bilinguisme réel ou supposé du Canada.

Les médias francophones déplorent l’absence surprenante de français pendant les procédures de cette Commission, qui se termine cette semaine. Le premier ministre Justin Trudeau a même dû promettre qu’il s’exprimerait en français lors de son témoignage (ce qu’il a fait pendant dix minutes sur un total de cinq heures).

Bien qu’elle ait été créée à la suite d’un décret rédigé en français et en anglais et qu’en tant qu’enquête nationale, elle soit liée par la Loi sur les langues officielles, les procédures se sont déroulées presque exclusivement en anglais. En effet, sur plus de 75 témoins qui ont témoigné jusqu’à présent, un seul s’est exprimé entièrement en français.

Le ministre Dominic LeBlanc témoigne devant la Commission sur l’état d’urgence, à Ottawa, le 22 novembre 2022. Le fier acadien a choisi de témoigner en anglais seulement. La Presse canadienne/Adrian Wyld

De nombreux témoins francophones, y compris de nombreux francophones comme le fier acadien Dominic LeBlanc, ont choisi de témoigner en anglais. En tant que chercheur en discrimination, j’étudie les structures de pouvoir qui empêchent les groupes en quête d’égalité de faire valoir leurs droits. Cet article cherche à offrir un aperçu des raisons de l’absence de français à la Commission.

Un juge bilingue

À première vue, on aurait eu toutes les raisons de s’attendre à ce que la Commission d’urgence de l’ordre public soit aussi accueillante pour les deux langues officielles. Son commissaire, le juge franco-ontarien Paul Rouleau, défend depuis longtemps les droits des minorités linguistiques. Il a joué un rôle déterminant dans l’élaboration et la supervision de la mise en œuvre d’initiatives pionnières en matière d’accès à la justice en Ontario.

Il n’est donc pas surprenant que le juge Rouleau ait tenté de donner le ton à la Commission en faisant un discours d’ouverture bilingue, soulignant que l’instance sera accessible dans les deux langues officielles et que les témoins sont encouragés à témoigner en français ou en anglais. En fait, le décret qui a créé la Commission lui a confié le mandat de « veiller à ce que […] les membres du public puissent, simultanément dans les deux langues officielles, communiquer avec le Commissaire et obtenir ses services ».

Anglonormativité

Tout comme les chercheurs ont observé que la nomination de femmes à la tête d’une organisation ne suffit pas à éradiquer la discrimination fondée sur le sexe, la simple nomination d’un francophone à la présidence de la Commission ne suffit pas à contrer l’anglonormativité, cette force puissante qui empêche les francophones de se sentir à l’aise dans leur langue. Alexandre Baril, professeur et expert en théories féministes, trans et l’intersectionalité, définit ce concept comme un « système de structures, d’institutions et de croyances qui marquent l’anglais comme la norme ». Selon Baril, l’anglonormativité est la norme par laquelle les non-anglophones sont jugés, discriminés et exclus.


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L’une des raisons pour lesquelles, malgré les efforts du juge Rouleau, tous les francophones, sauf un, ont choisi de témoigner en français est que la Commission n’est qu’une fenêtre sur d’autres mondes anglonormatifs. En effet, de nombreux francophones ont peut-être choisi de parler anglais parce qu’ils témoignaient d’événements qui se déroulaient dans leur milieu de travail, comme les services de police et la fonction publique fédérale, qui sont anglonormatifs.

Plusieurs rapports publiés par le Commissaire aux langues officielles dressent le portrait d’une fonction publique fédérale où le français est souvent marginalisé et dont la culture organisationnelle est ouvertement anglonormative. Même pour les francophones les plus ardents, il peut être simplement plus facile de raconter des conversations qui se sont déroulées en anglais et de décrire dans cette langue des documents rédigés en anglais.


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Servitude volontaire ou crainte de mépris ?

Certains commentateurs ont montré du doigt les témoins francophones de la Commission, engagés dans une servitude volontaire en témoignant en anglais. De telles déclarations ne tiennent pas compte du mépris et de l’hostilité manifestes auxquels les participants francophones ont été confrontés et de l’impact que la francophobie peut avoir sur la décision de faire valoir ses droits de parler la langue officielle minoritaire du Canada.

Prenez, par exemple, Mathieu Fleury. L’ancien conseiller municipal et ardent défenseur des droits des francophones à l’hôtel de ville d’Ottawa, a choisi de témoigner en anglais. Lorsqu’il a exprimé sa difficulté à répondre à une question technique parce qu’elle n’était pas dans sa langue maternelle, l’avocat de Freedom Convoy s’est moqué de lui parce qu’il était francophone. « Je m’appelle Brendon », a dit l’avocat, de façon désobligeante.

On peut se demander quelle aurait été la réaction du public (et du barreau) si un avocat, qui a la responsabilité particulière de défendre les valeurs d’égalité protégées par les lois sur les droits de la personne, avait ridiculisé un témoin avec une déficience auditive qui s’exprimait par l’intermédiaire d’un interprète, ou un témoin qui parlait de ses convictions religieuses.

Justin Trudeau a également fait l’objet d’attaques brutales de certains anglophones dans les médias sociaux pour n’avoir parlé qu’une dizaine de minutes en français. On décrit le choix comme mesquin, irritant et comme un « écran de fumée pour dissuader les gens d’écouter ».

Il n’y avait, bien sûr, rien de malicieux dans sa décision de témoigner en français. Justin Trudeau avait le droit de s’exprimer dans la langue officielle de son choix, une langue dans laquelle il a grandi et qui est parlée par la plupart des électeurs du compté qu’il représente. En tant que plus haut représentant fédéral de notre pays, il avait aussi le devoir de travailler de façon proactive à l’épanouissement des communautés de langue officielle en situation minoritaire au Canada.

Le premier ministre Justin Trudeau devant la Commission sur l’état d’urgence à Ottawa, le 25 novembre 2022. Il a parlé en français une dizaine de minutes sur un témoignage de plus de cinq heures. La Presse canadienne/Adrian Wyld

La francophobie : le dernier préjugé acceptable ?

L’hostilité à laquelle les deux francophones ont été confrontés pour leur choix de témoigner dans leur langue officielle préférée est un exemple classique de ce que les féministes appellent la double contrainte.

En effet, les francophones qui parlent français dans des contextes anglonormatifs sont souvent étiquetés comme étant difficiles ou se voient attribuer de mauvaises intentions. D’autre part, les francophones qui essaient d’être accommodants et de parler la langue de la majorité font face au ridicule lorsqu’ils ne sont pas capables de parler ou de comprendre au niveau d’un locuteur natif. Aucun choix fait par un francophone n’est un bon choix aux yeux d’un francophobe car ce ne sont pas les choix des francophones qu’ils déplorent, ce sont les francophones eux-mêmes.

Malheureusement, de telles déclarations discriminatoires à l’égard des francophones parce qu’ils parlent français sont rarement dénoncées. Pire, à travers le pays, la plupart des lois sur les droits de la personne n’offrent aux francophones aucune protection contre la discrimination fondée sur leur langue.

La francophobie serait-elle, comme l’a écrit Jean-Benoît Nadeau, le dernier préjugé acceptable ? Par exemple, un récent article à la une du Toronto Star attribuait le manque de médicaments pour enfants aux exigences d’étiquetage bilingue. Le titre s’est avéré être faux. Même si c’était le cas, il est décevant qu’un journal national choisisse de blâmer une minorité pour un tel problème plutôt que l’échec des gouvernements à mettre en place un système conforme aux exigences réglementaires nécessaires pour les protéger.

Bénéficiant d’une solide protection des droits linguistiques, les francophones sont en effet privilégiés par rapport aux autres minorités et aussi les Peuples autochtones au Canada. Cependant, il faut aussi reconnaître que cette protection unique peut aussi exposer les francophones à des formes tout aussi uniques de discrimination et de mépris.

Les droits devraient être une question de nivellement par le haut plutôt que par le bas. Les francophones ne devraient pas être victimes de discrimination pour avoir affirmé leur droit de parler la langue officielle de leur choix.

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