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Le come-back des Guignols et la stratégie de la World Company

Affiches dans une rue de Paris annonçant le retour des Guignols en décembre 2015. JOEL SAGET / AFP

« Les hommes rêvent du retour plus que du départ ».

Nul ne sait si la formule de l’écrivain brésilien Paulo Coehlo dans l’Alchimiste s’applique également aux marionnettes, mais il ne fait aucun doute que les dirigeants de Canal+ – et Vincent Bolloré en tête – espéraient un retour triomphal des Guignols hier soir. Il faut dire que le nouvel homme fort de Vivendi – propriétaire de Canal+ – jouait très gros avec cette mouture remaniée de son programme phare, désormais diffusée en crypté et occupant une case horaire différente. Une nouvelle mouture qui nous promettait moins de politique et plus de people, moins de polémique et plus d’entertainment, un contexte moins franco-centré et plus international. En somme, un programme plus consensuel, plus facilement déclinable et « mondialisable ».

Il est encore trop tôt pour mesurer l’ampleur du succès ou de l’échec de la manœuvre (n’en déplaise aux twittos, souvent trop prompts à réagir et à condamner). Nous nous contenterons ici de délivrer quelques éclaircissements sur la manière dont un effet d’annonce subversif peut-être un authentique catalyseur de renouvellement stratégique et de destruction créatrice.

Les Guignols, marque-programme par excellence

Aux yeux de l’économiste, il n’est en effet guère de marque-programme audiovisuelle plus forte que les Guignols. Les marionnettes de Canal+ revêtent, en effet, tous les atours des marques fortes : un historique riche, un leadership d’estime, des valeurs singulières, un public fidèle, et un univers identifiable et profondément ancré dans le paysage des Français, qu’ils soient ou non consommateurs du programme. Un programme qui de par ses caractéristiques – format court, instantané, à valeur Replay relative – se trouve en outre être naturellement adapté aux nouveaux usages et à un univers audiovisuel de plus en plus délinéarisé.

Mesurée à cette aune, la rumeur qui prêta un temps à Vincent Bolloré l’intention de suspendre la programmation des Guignols avait de quoi surprendre les observateurs. Tandis que les réseaux sociaux s’enflammaient de débats stériles opposant pro et anti Guignols, que les journalistes s’alarmaient du risque de perte d’indépendance éditoriale de la chaîne cryptée et que les dirigeants politiques de tous bords feignaient l’indignation sur fond de résurgence de « l’effet Charlie », les chercheurs s’intéressaient aux motifs stratégiques cachés de la manœuvre.

Jacques Chirac et PPDA des Guignols de l'info Exposition de marionnettes de la citadelle de Besançon, juin 2013. Arnaud 25 / Wikimedia, CC BY-SA

« En littérature, comme en billard, faire la série »

Pour comprendre toutes les ramifications de l’affaire, il faut revenir en 2012, le 7 octobre précisément. Canal+, qui cherche à se positionner sur la TNT gratuite, rachète deux chaînes D8 et Direct Star – rebaptisée depuis lors D17 – créées 7 ans plus tôt par Bolloré. Un rachat à prix d’or que l’homme d’affaires réinvestira dans… Vivendi, la maison mère de Canal+. Devenu, par le biais de plusieurs opérations successives, le premier actionnaire individuel du groupe, Vincent Bolloré était en position de force pour prendre la tête du Conseil de surveillance de Vivendi, ce qu’il fit en juin 2014. Un joli coup de billard à trois bandes qui lui permet de prendre le contrôle du groupe, en partie grâce aux fonds de celui-ci. Et comme l’écrivait déjà Jules Renard, « en littérature, comme en billard, faire la série ».

« Faire la série », une formule ambivalente qui peut s’interpréter en management comme la nécessité de pousser sa stratégie jusqu’au bout en engageant la série de réformes nécessaire, et comme l’importance d’opter pour une transformation des organisations qui soit épisodique pour tenir les parties prenantes, actionnaires, collaborateurs et clients en haleine. En somme, un savant cocktail de savoir-faire managérial et de faire-savoir stratégique.

On connaît la poigne de capitaine d’industrie qui a fait sien le credo « je paye, je décide ». On connaît aussi son goût très modéré pour les Guignols et le fameux « esprit Canal », qu’il a pris soin d’égratigner au micro de Léa Salamé sur France Inter en février dernier. On connaît enfin son amitié de longue date avec l’ex-Président de la République, Nicolas Sarkozy. Ce même ex-président à qui l’on prête volontiers un certain agacement vis-à-vis de sa marionnette des Guignols. De là à penser que Vincent Bolloré puisse être en mission commandée par l’ancien président en vue des Présidentielles de 2017, il n’y a qu’un pas que certains n’ont pas hésité à franchir, obligeant l’ancien Chef de l’État à démentir son implication dans l’affaire.

Nous préférons, pour notre part, suivre un autre chemin exploratoire. Celui qui mène de l’effet d’annonce à la résolution de problématiques stratégiques. Ou, pour le dire autrement, considérer l’affaire « Guignols » comme l’écran de fumée qui permet au magicien d’envoyer l’assistance dans une mauvaise direction, lui laissant le temps nécessaire à la mystification.

Pour innover, savoir faire table rase du passé

La prise de contrôle de Vincent Bolloré s’est, en effet, accompagnée d’une vaste redistribution des cartes au sein de la société. Car pendant que l’affaire des Guignols défrayait la chronique, une petite révolution organisationnelle s’opérait au niveau de l’access prime time. On imagine en effet sans mal la déflagration qui a suivi la mise sur la touche de KM Prod, la société de production de Renaud le Van Kim, non reconduite à la production du « Grand Journal » alors qu’elle en tenait les rênes depuis 2004. Une éviction qui crée les conditions favorables à l’exposition des étoiles montantes de la chaîne, à l’image de Bangumi, la société de production cofondée par Laurent Bon et Yann Barthès en 2011.

Bangumi qui produit également « Le supplément », émission qui était jusqu’à la saison dernière présentée par Maïtena Biraben… propulsée à la tête du « Grand Journal » cet été en lieu et place de l’ultime icône des « années Canal », Antoine de Caunes. Et si la production du « Grand Journal » a échappé à Bangumi pour échoir à Flab Prod (propriété de Vivendi), les esprits malicieux auront noté que l’émission phare de Yann Barthès « Le Petit Journal » bénéficie depuis la rentrée de 7 minutes d’antenne supplémentaires. 7 minutes ? ! Coïncidence troublante : c’est précisément la durée de la messe quotidienne des Guignols…

Une telle plongée dans les coulisses de la chaîne cryptée laisse à penser que « l’affaire Guignols » n’ait pu être qu’un artefact pour laisser à Vincent Bolloré le temps de mener une remise à plat organisationnelle. Sans prendre le moindre risque puisque, en fin stratège, Vincent Bolloré menait un combat qu’il savait gagné d’avance. En laissant la rumeur d’une éventuelle déprogrammation se propager, il a créé le plus gros buzz autour des Guignols depuis le sac à main de Bernadette Chirac, et a pu mesurer tout le capital sympathie dont dispose encore sa marque-programme. Et s’il était allé au bout de sa démarche, il aurait conforté sa position d’homme fort, de décideur qui décide, implacable.

Implacable, Vincent Bolloré l’a également été au moment de remercier Rodolphe Belmer et Bertand Méheut, respectivement DG et Président du directoire, pour les remplacer par Dominique Delport et… lui-même. Une prise de pouvoir qui marque indéniablement la fin d’un cycle et laisse le champ libre à la mise en œuvre d’une nouvelle stratégie pour la chaîne cryptée. On devine cette dernière tournée vers l’entertainment, un renforcement de la production de « créations originales » à fort potentiel d’exportation (à l’image de la série « Versailles »), un développement accéléré vers les territoires francophones porteurs (notamment en Afrique où Vincent Bolloré dispose de nombreuses activités), une ouverture grandissante vers les nouveaux médias (Dailymotion, propriété de Vivendi, diffusera les Guignols en clair) et les réseaux multichaînes sur Internet (tel Studio Bagel sur YouTube), et le renforcement de la chaîne sur les produits d’appel tels que les droits sportifs. Sur ce dernier point, quelques jours après la perte des droits de retransmission du championnat de football anglais, le groupe Canal ripostait en reprenant à TF1 les droits exclusifs de diffusion de la finale de la Champions League pour le compte de sa chaîne D8.

« C’est en fin de bal qu’on paye les zikos »

La punchline de Sinik dans le morceau « Débrouillards » nous rappelle que seul l’avenir nous éclairera quant au bien-fondé de la stratégie entreprise par Vincent Bolloré sur Canal+. Une stratégie qui ne saurait se juger aux seules audiences – tant raillées– de la nouvelle formule du « Grand Journal » ou aux difficultés présumées de la chaîne cryptée à rallier de nouveaux abonnés. Face à une concurrence plus féroce et internationale, une appétence accrue pour la délinéarisation, une baisse sensible de la disposition à payer, et des modalités de création de valeur qui ont indéniablement évolué, le modèle historique de Canal devait opérer sa mue au risque de péricliter à moyenne échéance.

Or, n’est-ce pas le propre de toute stratégie Océan Bleu que de savoir se redéployer sur de nouveaux segments de valeur, quitte à sacrifier les idoles, à sonner le glas de certains produits vache à lait… et à reléguer les madeleines de Proust aux oubliettes ? ! Et tandis que Vincent Bolloré semble plus impliqué que jamais dans la stratégie de Canal+, sans triomphalisme ni sentimentalisme, résonnent les mots de Picasso : « Tout acte de création est d’abord un acte de destruction ».

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