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Les murs et barrières permettent de gagner du temps, mais sont efficaces à condition d’exploiter ce temps pour préparer une gestion du risque plus durable. Pixabay, CC BY-SA

Le concept de la « mesure barrière » vu par un géographe

Lorsque nous sommes mis en situation de gestion de risques, nous, individus, collectifs, gouvernements, avons tendance à vouloir mettre en place des barrières pour se prémunir de ces risques. Pour ne plus voir la menace, pour mettre à distance le virus. De la même façon, pour stopper l’armée qui attaque, nous nous cloîtrons, nous nous abritons derrière une muraille, derrière une enceinte, nous construisons des digues, des murs, des remparts.

Si possible, la barrière doit être toxique pour le virus ou l’attaquant : un antivirus, un mur surmonté de barbelés ou de brisures de verre acérées, un filtre chimique. Indéniablement, de telles mesures ont fait preuve de leur efficacité. Ce genre de réaction est le plus fréquent depuis des millénaires, quel que soit l’espace affecté, quel que soit l’ennemi identifié.

Un choix discutable

Toutefois, le choix de la mesure barrière est discutable, dans son principe et dans les modalités de sa mise en œuvre.

Lorsque, pour éviter des inondations, on endigue un fleuve, celui-ci ne dépose plus ses sédiments sur ses berges, mais sous lui, au fond de son lit : et ainsi, son niveau remonte. Alors, nous sommes obligés de rehausser les digues, et le fleuve continue à s’élever. C’est le cas pas exemple du Pô, qui coule aujourd’hui jusqu’à 15 mètres au-dessus des terres au plein cœur de son delta, au sud de Venise : les terres agricoles sont protégées par des digues mais plus menacées que jamais.

Il n’y a pas de terme à cette course, si ce n’est une situation de catastrophe potentielle encore plus grande, puisque le fleuve finit par couler plusieurs mètres au-dessus des terres qu’il traverse ; à terme, il est nécessaire de modifier la stratégie de gestion du risque. En revanche, et la nuance est de taille, cela a permis de gagner du temps.

De même, construire un mur à une frontière n’empêche pas des personnes de vouloir franchir ce mur – contrairement à ce que peuvent imaginer certains dirigeants – si l’on ne modifie pas les facteurs qui engendrent ce flux ; plus le flux grandit, plus nous renforçons le mur.

Le mur peut être une solution temporaire, qui permet ici encore de gagner du temps, à condition de réfléchir à une stratégie plus durable.

Remparts d’un château à Avila, Espagne. Pxhere, CC BY

Enfin, contre un virus, qu’il soit biologique ou informatique, nous avons aussi tendance à placer des barrières. Elles sont utiles si elles sont correctement pensées, et si elles servent à donner du temps, parallèlement, pour construire une réponse mieux adaptée (un vaccin, un traitement, ou, avant leur arrivée, une réponse stratégique plus fine).

Lors de la crise du SRAS au début de l’année 2003, des barrières similaires ont été mises en place. Le virus était moins contagieux et les barrières, très précoces, ont été efficaces ; mais surtout, elles ont permis de ralentir la course du virus et d’accélérer celle de la recherche : pendant que la propagation du virus était freinée, une incroyable mobilisation à l’échelle mondiale des chercheurs, laboratoires, médecins, financeurs, et décideurs, permettait d’aboutir, en quelques semaines, à l’identification d’un traitement, ce qui permit de déclarer l’épidémie terminée dès le mois d’avril 2003.

Le risque n’est pas uniquement une menace

Au moins deux réflexions peuvent émerger, en termes de stratégie de gestion des risques, de ces constatations. Premièrement, concevoir un risque comme quelque chose de purement négatif ou décontextualisé est erroné.

C’est par exemple identifier des personnes migrantes seulement comme une menace ; c’est voir une inondation automatiquement comme un désastre, alors que certaines sociétés savent tirer relativement parti d’inondations fréquentes et attendues, comme en Égypte ou au Bangladesh lors des crues régulières du Nil ou du delta du Gange et du Brahmapoutre.

C’est ne pas voir qu’un risque ou une catastrophe permettent d’établir des diagnostics des fragilités de nos systèmes, et donc, en théorie, de les améliorer : ainsi, au-delà de leur potentiel dévastateur, les tremblements de terre permettent aussi d’identifier les défauts de construction des bâtiments et, dans la mesure du possible, de les faire évoluer.

Comment le Bangaldesh s’adapte au changement climatique, The Economist, 2015.

Bien exploiter le temps imparti

La deuxième réflexion est la suivante : gagner du temps est souvent une bonne idée, mais à condition d’exploiter ce temps pour préparer une gestion du risque plus durable, plus résiliente, permettant éventuellement de placer des barrières de façon plus appropriée, et de façon plus flexible.

Le temps supplémentaire dans la lutte contre la menace doit être utilisé pour réduire les incertitudes : pour comprendre, apprendre, analyser ; et, en fonction de ces connaissances nouvelles, en faisant évoluer les stratégies de gestion des risques mises en place : autrement dit, en améliorant et en affinant la disposition et la qualité des barrières.

Il est essentiel de comprendre que les formes et les échelles des barrières que nous établissons se sont multipliées ; par exemple, pour contrer la propagation du Covid-19, sont associées toutes les échelles : les masques pour les individus, les murs de l’appartement pour les familles, les couvre-feux pour les villes et la fermeture des espaces publics, la fermeture des frontières des États ou macro-régions. Mais on peut penser aussi aux marquages au sol dans les supermarchés, qui agissent comme des frontières à échelle microlocale ; ou encore aux conversations de fenêtre à fenêtre, qui transforment la rue, espace de passage, en no man’s land frontalier, en zone tampon.

Marquage au sol devant une échoppe d’alimentation à Allahabad en Inde, le 25 mars 2020. Sanjay Kanojia/AFP

C’est exactement ce que décrivaient les géographes William J.Mitchell et Anthony M. Townsend il y a 15 ans, dans un colloque fondateur à La Nouvelle-Orléans, qui a permis de consolider la notion de résilience :

« Traditionnellement, la sécurité était assurée par le nombre et les murs d’enceinte. Aujourd’hui, la sûreté urbaine et la résilience sont fondées sur des modèles de connectivité. Et les cercles de défense se sont fragmentés et recombinés. Ils n’entourent plus des agglomérations entières et ne les séparent plus de la campagne, mais entourent d’innombrables points d’accès au réseau dispersés – des portes d’embarquement des aéroports aux ordinateurs personnels protégés par des mots de passe. »

Or, parfois, ces barrières sont trop complexes, voire incompatibles, et on n’a pas d’autre choix que de les contourner, quitte à créer la plus grande confusion (pensons aux élections en France).

Parfois, on ne les comprend pas, ou bien elles viennent à l’encontre de valeurs profondément ancrées, de sentiments très forts – l’amour, la compassion, la tendresse.

Enfin, presque systématiquement, les barrières engendrent d’autres risques, de nature différente ou similaire au risque perçu comme le plus grave. En empêchant les contacts, fait-on le bon choix sanitaire ? Quel sera le degré d’immunité face au virus des personnes qui auront été confinées ? Fait-on le bon compte, si l’on prend en considération les autres maux, la santé physique et mentale, le bien-être social, l’activité économique ?

Un positionnement impossible

Il est vrai que la gestion de certains risques est extrêmement sensible, voire demande un positionnement impossible, notamment politiquement. Comment parler de « petite » inondation s’il y a des morts ? Comment faire la part des choses entre un désastre majeur et un désastre « moins majeur » ? À partir de combien de victimes ?

Pouvait-on, concernant l’épidémie actuelle de Covid-19, faire le choix de l’immunité collective, qui revient à préparer une population à accepter un certain taux de mortalité au début de l’épidémie, afin de mieux se préparer à l’avenir ? Comment raison garder face à des chiffres qui sont incertains, en évolution, et qui font appel au registre émotionnel ? Comment ne pas être frappé par des courbes qui montrent des croissances exponentielles, même si certains chiffres absolus paraissent faibles au regard d’autres causes de décès ?

Nous vivons tous, de manière structurelle, en dissonance cognitive, par rapport à la mortalité – la nôtre, celle de nos proches, celle des personnes plus éloignées. Nous savons (mais sans conscientiser ce fait en permanence) que nos choix de consommation, par exemple, s’appuient sur l’appauvrissement de certaines populations et sur l’acceptation d’un certain niveau de risque (létal) pour beaucoup – des accidents de la route au risque nucléaire, du réchauffement global à l’extinction massive des espèces…

Nous construisons nos propres mesures

Nous acceptons ces risques très divers, en construisant nos propres mesures, en ajustant nos comportements. Comment comprendre que la crise du Covid-19 engendre un tel degré d’incertitude, une telle inacceptabilité sociale et politique, une telle violence à tous niveaux ? Est-ce à cause d’un manque de connaissances ?

En France et dans la plupart des pays développés, actuellement les plus touchés par la crise du Covid-19, les maladies infectieuses tuent beaucoup moins que les cancers ou les maladies cardio-vasculaires.

Le véritable problème n’est-il pas à chercher dans les capacités de réponses des sociétés face à ces risques ? Pour éviter les pathologies non infectieuses (cancers, diabètes, accidents vasculaires, etc.), il faut agir à la source : sur nos modes de vie, sur des systèmes économiques, sur des institutions, sur des multinationales puissantes.

Tandis que pour lutter contre les maladies infectieuses, il est plus facile de culpabiliser les individus : propagateurs inconscients ou criminels, voyageurs à diverses échelles et à l’hygiène douteuse…

Et il est plus facile, dès lors, de faire porter aux individus le poids de la gestion du risque : mettez en place des barrières, confinez-vous, faites attention, le moyen de transport du virus, c’est vous.

Nettoyage des murs d’une mosquée dans le district de Zeyrek à Istanbul le 20 mars 2020. Ozan Kose/AFP

Minorer le rôle de la puissance publique

Le transfert de la responsabilité de la gestion du risque à l’individu permet de minorer le rôle de la puissance publique et de ses défaillances (gestion des hôpitaux, des stocks, des stratégies de dépistage…), mais aussi celui d’un système économique qui n’est pas prêt à être remis en cause (accent sur les autres pathologies, système à flux tendu…).

Enfin, ce transfert de responsabilité a aussi une conséquence en termes de justice sociale : il amplifie les inégalités. Si le virus ne s’embarrasse que peu des différences socio-économiques, la politique de gestion du risque (les barrières…), en revanche, s’appuie sur elles, et les renforce un peu plus.

En gestion des risques, il est utile et efficace de construire des barrières, mais à condition qu’elles soient bien positionnées, et évolutives : pour cela, il conviendrait sans doute de dépister le plus largement possible, puis de confiner de façon sélective et évolutive, comme l’ont fait certains pays, de la Corée du Sud à l’Allemagne. Le confinement général était sans doute nécessaire en France compte tenu des capacités des systèmes de santé, et des choix politiques qui avaient été faits depuis des décennies. Peut-être ce choix est-il fait de manière temporaire, afin de gagner du temps, pour préparer un autre mode de gestion de crise, et, espérons-le, un aggiornamento des politiques de santé publique et une gestion moins inégalitaire de cette crise.

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