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Le décor de cinéma, une fabrique de la vraisemblance

Entrée du plateau pour une série télévisée anglo-américaine sur la Rome de César, dans la Cinecittà de Rome. Jean-Pierre Dalbéra/Flickr, CC BY-NC-SA

Aux premiers temps des « théâtres de prise de vues », le cinéma emprunte à la décoration de théâtre privilégiant la toile peinte en trompe-l’œil (parfois mise en mouvement). Mais, souligne Jean‑Pierre Berthomé, rapidement, à partir de 1905, apparaît « un espace de représentation envahi par une foule d’accessoires qui prétendent attester sa réalité ». Progressivement, les décorateurs deviennent « de moins en moins peintres et de plus en plus constructeurs et ensembliers ».

Aujourd’hui, c’est aux chefs décorateurs, constitués progressivement en corps de métier autonome distinct du théâtre (ils sont réunis au sein de l’Association des chefs décorateurs ou ADC), souvent architectes de formation, qu’incombe la responsabilité artistique et technique des décors du film.

Selon la convention collective du cinéma (2012), ils sont ceux qui sont chargés de « la conception, de l’aménagement et de la construction des décors conformément au scénario, au plan de travail dans le cadre du budget ». La convention collective précise également qu’en « cas de recours à des moyens numériques, il[s] assure[nt] […] le suivi de la cohérence artistique de la conception et de la construction des décors ».

La fabrique d’un espace de signes

Comment fabrique-t-on de la vraisemblance cinématographique ? Comment recréer une unité alors même que les différents lieux de tournage sont spatialement dispersés ?

Une première façon de faire correspondre le lieu réel au lieu représenté consiste à modifier le scénario en adaptant l’histoire aux lieux finalement identifiés et accessibles. La seconde manière, combinable avec la première, consiste à travailler le lieu afin de l’adapter aux besoins du film.

Autour du chef décorateur, de nombreux corps de métier sont sollicités pour préparer les fondations du décor, l’aménager, le décorer, le meubler. Toute une chaîne de coopération artistique mobilisant constructeurs, peintres, staffeurs, sculpteurs, tapissiers, plâtriers, maçons, toupilleurs, serruriers, ensembliers, accessoiristes, graphistes, etc., est mobilisée, pour concrétiser le projet à partir des dessins, plans et maquettes qu’il a élaborés avec ses assistants. Si le travail des décorateurs en studio a été en partie documenté par les historiens du cinéma et les décorateurs eux-mêmes, il en va différemment concernant le travail réalisé sur le décor naturel, souvent moins spectaculaire. Façonner un décor de cinéma, c’est caractériser les lieux dans leurs dimensions historiques, esthétiques, techniques mais aussi sociologiques. C’est établir des fondations, agencer des volumes, apporter des couleurs. C’est aussi le composer en y plaçant des objets.

Volume, matière, couleur, lumière

Jean‑Claude Sussfeld, premier assistant à la réalisation et proche collaborateur de Claude Sautet, fait un récit suggestif de la recherche d’un décor pour les besoins du film Les Choses de la vie (1970) : le carrefour où a lieu l’accident de voiture, scène clé du film. Le « cahier des charges » renvoie à des ingrédients désormais connus : esthétisme, économie et praticabilité. Le décor devait se trouver à moins de 50 km de Paris et les routes devaient pouvoir être coupées à la circulation pendant les trois semaines de tournage programmées. Il fallait « trouver en pleine campagne, sur un terrain plat et dégagé, sans habitation visible, un carrefour dont la route principale devait être une départementale, longée par un fossé et bordée par un champ de pommiers ». La manière dont le carrefour identifié a été aménagé en plateau de tournage à ciel ouvert illustre à quel point s’emboîte le travail du repérage avec celui de l’aménagement et de la décoration du lieu :

« Après des centaines de kilomètres parcourus pour trouver le décor idéal, et sans jamais y parvenir, il fut décidé d’aménager un lieu qui correspondait à la géographie de la scène. L’endroit se trouvait près du village de Thoiry dans les Yvelines. Le carrefour, en pleine campagne, bien dégagé, offrait la possibilité de filmer de loin. Le champ attenant à la route principale longée d’un fossé était une étendue d’herbe, sans aucun pommier. De plus la route secondaire n’était qu’un chemin de terre. Elle fut goudronnée sur trois cents mètres et une dizaine de pommiers adultes fut plantée dans le champ. » (Jean‑Claude Sussfeld, « De clap en clap »)

Qu’elle soit réalisée par de la construction ou des rajouts de meubles en phase de préparation, ou faite en postproduction grâce au traitement numérique de l’image, la décoration comble les manques du décor réel.

Combler les manques et tromper l’œil

La préparation du décor prend la forme d’un véritable chantier lorsque des routes sont aménagées, des fossés, creusés, des murs, érigés, des arbres, plantés. Des chantiers cinématographiques sont restés célèbres dans l’histoire du cinéma français, et l’on peut encore en découvrir les traces archéologiques. La préparation du tournage de Regain (1937), film de Marcel Pagnol, a donné lieu à la construction d’un village en ruines, au pied de la colline Saint-Esprit du massif d’Éoures. Jean Giono en a fait une description suggestive : « Quand un mur sort de terre, il est toujours promis à un grand avenir. Ici, il s’agissait de construire des ruines. À mesure que le mur s’établissait entre les mains des maçons, il vieillissait entre leurs mains, il vieillissait dans leur tête, dans cette représentation du temps qu’ils n’oubliaient jamais.

Les ruines du faux village d’Aubignane, dans le Vaucluse, construites pour le film Regain de Marcel Pagnol. YouTube

Encore aujourd’hui, il est possible d’aller visiter les ruines de pierre du faux village d’Aubignane. L’activité cinématographique laisse, parfois des années après les tournages, des traces matérielles qui révèlent l’importance du travail de décoration réalisé, comme des archéologues ont pu le montrer à propos de Peau d’âne (1970). De même, Les Amants du Pont-Neuf (1991), film de Leos Carax, dont le décor gigantesque – réputé pour être l’un des décors les plus chers du cinéma français. Le faux pont avait été construit à la suite d’une succession d’accidents (dont la blessure d’un comédien) qui n’ont pas permis à l’équipe de tourner à Paris sur le véritable Pont-Neuf.) – a laissé des traces encore perceptibles à Lansargues dans l’Hérault.

Le chantier prépare parfois de véritables champs de bataille cinématographiques. Ce fut le cas pour le film d’action Nid de guêpes (2002), tourné dans les friches d’une usine abandonnée des années 1970 située derrière Créteil. Le canal, situé à proximité, permettait de « raccorder » avec celui de Gennevilliers où étaient tournées d’autres scènes d’action, raison pour laquelle ce lieu avait enthousiasmé le réalisateur. Mais pour le rendre exploitable pour le tournage, le chef décorateur et les membres de son équipe ont dû aménager tout l’intérieur et l’extérieur (une route d’accès a été retracée ainsi qu’un parking). Il a fallu également consolider le toit afin que celui-ci puisse supporter le poids d’une équipe de tournage en action : un « vrai chantier du BTP », pour reprendre l’expression du chef décorateur, Bertrand Seitz, dont le travail combine alors les responsabilités d’un maître d’œuvre, d’un conducteur de travaux et d’un chef de chantier.

Le champ de bataille d’Au revoir là-haut (2017) a été reconstitué dans un champ de betteraves du Vexin. Le chef décorateur, Pierre Quefféléan, en a fait un récit épique :

« À grands coups de pelleteuse, nous avons creusé les tranchées et les innombrables trous d’obus, planté plus de 200 troncs d’arbres calcinés vrais et faux, et accessoirisé le terrain de jeu de près de 2 000 m2. »

De même, pour les besoins d’un film comprenant une scène se déroulant également pendant la Première Guerre mondiale, Un long dimanche de fiançailles (2004), l’équipe a eu l’autorisation de tourner sur un terrain militaire à Montmorillon à côté de Poitiers. La réalisation du décor a demandé plusieurs semaines de préparation. Le chef machiniste de l’équipe se souvient :

« Le no man’s land est censé être le camp d’une tranchée allemande, un endroit plein de barbelés. Quand ils attaquent, ils doivent le traverser et c’est là qu’ils se font buter. On a d’abord fait une maquette pour voir les passages. Il fallait faire une tranchée et éviter qu’elle s’écroule. On a donc bétonné certains endroits pour que cela supporte les grues qui devaient venir au bord du gros gouffre de la tranchée. »

Une entreprise de travaux publics a été ici mobilisée. Le terrain a été entouré d’une route circulaire permettant d’installer une grosse grue de chantier pouvant transporter caméras, travelling et grues télescopiques utilisées pour filmer. Ce système permettait de déposer le matériel facilement mais aussi de l’enlever en fonction du type de plan à tourner :

« Le réalisateur au début a dit : “C’est quoi ce b. Ça ne marchera jamais ! C’est trop lourd, c’est trop… ” Mais si le plan d’après on n’en avait plus besoin, on la retirait en trois minutes, c’était génial. Et on avait organisé le truc comme un vrai chantier chez Bouygues ! ».

Dans ses souvenirs, Jean‑Pierre Jeunet retient quant à lui les opportunités de mise en scène offertes par une telle organisation : « profitant des nombreuses grues du tournage, j’ai fait des plans aériens du champ de bataille et des trous d’obus. Selon certains théoriciens, c’est un sacrilège car la caméra doit représenter le point de vue de quelqu’un. Alors, disons que c’est le point de vue de Dieu… Ah zut je ne crois pas en Dieu… Alors, disons celui du poète ».


Cet article est extrait du livre « Planter le décor. Une sociologie des tournages », publié aux presses de Sciences Po.

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