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Désengagé ? Pixabay

Le désengagement des salariés n’est pas une fatalité, mais une question de rationalité

Une crise est étymologiquement le moment où les symptômes du mal deviennent visibles et permettent ainsi de prendre une décision. Qui peut nier que nous en vivons une ?

Quels en sont les symptômes ? Nous avons perdu le contrôle (si tant est que nous l’ayons eu) : déséquilibres financiers à répétition (crise des subprimes, crise des dettes souveraines) ; déséquilibres climatiques ; déséquilibres économiques (inégalités croissantes) ; instabilité politique (Trump, Brexit), religieuse et géostratégique (pétrole, eau, nourriture), instabilité ontologique avec l’avènement du Web, etc.

Des organisations en crise ?

Au niveau des organisations nous vivons également une crise. Les symptômes sont là :

  • profonde transformation du contexte économique en particulier (apparition de technologies disruptives : le Web, la blockchain, l’IA, le big data ; apparition de nouveaux secteurs économiques : l’économie collaborative par exemple) ;

  • profonde transformation du marché de l’emploi ; deux chercheurs de l’Université d’Oxford ont ainsi mesuré que presque la moitié des emplois aux États-Unis sont menacés d’automatisation d’ici une vingtaine d’années. Pourquoi serions-nous préservés ?

Un autre symptôme très inquiétant puisqu’il touche directement les personnes sur leur lieu de travail nous est révélé par une étude de l’Institut Gallup (State of the Global Workplace, 2017) : seulement 10 % des salariés français sont engagés dans leur travail, ce qui induit que 90 % sont désengagés ou activement désengagés…

Ne trouvons-nous pas ici le point aveugle de la rationalisation managériale ?

Les managers n’ignorent pas le désengagement. Ils le constatent et ils l’acceptent.

Pourquoi l’accepter ? Parce que les formes organisationnelles traditionnelles peuvent s’en satisfaire. Parce que ce phénomène est parfaitement compatible avec la rationalisation managériale.

Nos organisations ont été durablement influencées par le principe de l’organisation scientifique du travail de F.W. Taylor qui prône dans une approche très cartésienne, très analytique, la séparation des tâches (planification, exécution), la spécialisation des individus, et qui repose sur la hiérarchie et le contrôle.

Ford assembly line. Wikipedia

Cette forme d’organisation suppose qu’il n’existe qu’une seule façon de bien faire : l’approche « scientifique », la One Best Way. Les valeurs positivistes incarnées par l’organisation scientifique du travail de Taylor trouvent une application dans le modèle bureaucratique décrit par le célèbre professeur de management Henry Mintzberg. Soulignons que le modèle bureaucratique peut concerner tout type d’organisation (entreprise, administration, association).

Mintzberg écrit que ce modèle se caractérise

« par un travail spécialisé et standardisé, une procédure formalisée, un contrôle rigoureux à travers des règles et des règlements, une hiérarchie claire de l’autorité, une planification formalisée pour élaborer les stratégies avant leur mise en œuvre ».

Ce mode d’organisation est légitimé par sa dimension « scientifique », parce qu’il se fonde sur des décisions présentées comme rationnelles. Ce mode d’organisation est rassurant car les multiples règles tendent à rendre les comportements, des acteurs internes, prévisibles, donc à réduire l’incertitude.

« Un monde de papier » faussement rassurant

Mise sous tension (concurrence commerciale, restrictions budgétaires imposées par une tutelle, etc.), une organisation bureaucratique a tendance à favoriser le respect de la règle et les coupes sombres dans l’affectation des ressources, plutôt que la recherche de dysfonctionnements permettant la réduction des gaspillages.

L’efficience est privilégiée au détriment de l’efficacité. En effet cette dernière suppose de se questionner sur la pertinence des objectifs fixés, parfois de les modifier, puis de lancer des projets pour les atteindre, ce qui est, à court terme, coûteux en ressources sans avoir l’assurance de résultats.

Ce type de fonctionnement repose sur des indicateurs de résultat souvent de courte vue où

« le travail est contrôlé si sa réalisation a dûment été enregistrée sur les feuilles de travail […] Cela importe peu que le monde réel suive un autre chemin beaucoup plus simple, aussi longtemps que l’esprit contrôlera les résultats de son monde de papier ».

Cette phrase de Mintzberg reflète l’opinion de professionnels de nombreuses organisations : elle se fait l’écho de la prédominance du respect de la règle au détriment de la construction d’un projet commun. La recherche d’efficience (adéquation des résultats aux moyens employés) devient une fin quasi exclusive, aux dépens de l’efficacité (adéquation des résultats aux objectifs fixés) et de la construction de sens.

La question de l’évacuation du sens peut s’expliquer par la disparition du facteur humain de l’équation.

Dans la continuité de la séparation cartésienne entre sujet et objet le manager « rationnel » se focalise sur les faits et non sur les affects, les valeurs. Comme le souligne Edgar Morin :

« La science moderne s’est fondée sur la disjonction entre jugement de fait et jugement de valeur, c’est-à-dire entre la connaissance d’une part, l’éthique de l’autre »

Au-delà des contradictions internes de ce type d’organisation, ce qui fait généralement leur force, une grande stabilité organisationnelle, devient un handicap lorsque le contexte change brutalement, ce qui semble être une caractéristique majeure de l’époque où nous vivons.

Remettre la raison à sa place

Comment s’affranchir de ce « monde de papier » que l’on confond avec la réalité ? Peut-être en remettant la raison à sa place ?

Quelle est la force d’un raisonnement fondé sur la raison ? Il repose sur l’adéquation entre une cohérence logique et une réalité empirique. Ceci permet entre autres de construire un discours scientifique qui peut rassembler quelles que soient nos appartenances idéologiques. L’obéissance à la raison autorise à la fois la liberté politique et un libre contrôle de soi-même. Le référentiel commun n’a plus la relativité d’une croyance ou d’une idéologie portée par une religion ou le Parti ; il est ancré dans le réel, dans le tangible, dans l’universalité (supposée) de l’ontologique et de la logique (déductif).

Mais attention à la dérive de la raison, une raison fermée sur elle-même, ce que Edgar Morin appelle « rationalisation » et qu’il définit ainsi :

« La rationalisation est la construction d’une vision cohérente, totalisante de l’univers, à partir de données partielles, d’une vision partiale, ou d’un principe unique ».

Le management taylorien y ressemble fort. Dans ce cas la raison ne se questionne pas elle-même. Elle n’a pas conscience de ses failles, de ses imperfections, de ses points aveugles.

Comment changer de paradigme ? Comment prendre le problème à la racine et non pas seulement à partir de ses symptômes (le mal-être des salariés qui explique le peu d’engagement et l’extension du syndrome d’épuisement professionnel).

Organiser des séances de méditation de pleine conscience, installer un babyfoot dans la salle de repos, faire venir un masseur sur le lieu de travail, nommer un chief happiness officer, etc., sont autant de bonnes idées qui ne doivent pas masquer une nécessaire et profonde remise en question de nos représentations.

https://pxhere.com/en/photo/929493

Une mutation épistémologique : accepter l’incertitude ouvre la possibilité de la stratégie

En acceptant l’incertitude, le désordre, l’entropie comme étant la règle, nous quittons la vision cartésienne d’un monde prévisible, contrôlable, maîtrisable.

Crises politiques, économiques, sociales et climatiques, instabilités diverses, innovations technologiques de rupture (World Wide Web, robots, big data, blockchain, intelligence artificielle, nano et bio technologies, etc.), émergences de nouveaux acteurs économiques (GAFA, économie collaborative) et politiques (Daesh), déplacement du centre de gravité économique international (vers l’Asie), autant d’incertitudes qui rendent notre environnement très instable au point qu’il nécessite quatre qualificatifs pour être cerné : volatile, incertain, complexe et ambigu (volatility, uncertainty, complexity, ambiguity – VUCA)

La complexité de ce contexte appelle une capacité à improviser, expérimenter et se projeter dans le futur, bref une stratégie car E. Morin nous rappelle qu’« il n’y a que la stratégie pour s’avancer dans l’incertain et l’aléatoire est l’art d’utiliser les informations qui surviennent dans l’action, de les intégrer, de formuler soudain des schémas d’action et d’être apte à rassembler le maximum de certitudes pour affronter l’incertain ».

La stratégie, étymologiquement la « conduite des armées » attache ainsi une importance particulière à la prise décision, car conduire c’est décider et « par nature le besoin de décider présuppose l’incertitude »

Notre environnement est d’autant plus incertain que nos actions contribuent à le transformer de manière continue, ce qui plaide pour une approche complexe de la stratégie qui ne peut se satisfaire de recettes toutes faites.

Être stratège c’est être à l’écoute de son environnement, être ouvert à l’apprentissage. Cette ouverture implique d’une part la conscience de nos limites et d’autre part la volonté de les dépasser : améliorer la situation en s’améliorant soi-même. Ceci permet, dès lors, de positionner l’apprentissage au cœur de nos vies. Tant du point de vue de l’individu qui se conçoit ainsi toujours comme un apprenti, que du point de vue de l’organisation qui se pense en perpétuelle mutation.

Apprendre à apprendre

Apprendre à apprendre (avec méthode) est le meilleur moyen pour survivre, puisque c’est le chemin qui permet de ne plus complètement subir son environnement. C’est en particulier stratégique pour les organisations : « le meilleur moyen pour une entreprise de contrôler et de gérer son environnement est de devenir experte dans l’art d’apprendre et capable de s’adapter rapidement » nous expliquait Chris Argyris, l’un des grands penseurs de l’apprentissage organisationnel.

Il s’agit ainsi de considérer l’organisation non pas seulement comme le lieu où l’on cherche à améliorer le processus de production (dans la logique taylorienne) mais surtout le lieu où, selon Jean‑Louis Le Moigne, l’on cherche à améliorer le processus de décision

Cette approche induit un autre rapport à l’apprentissage. L’action fait le lien entre l’apprenant et la connaissance ou pour reprendre la belle formule de Paul Valery : « Entre l’être et le connaître : le faire ».

L’action intervient comme une propédeutique : agir c’est se préparer à connaître. Cet apprentissage par l’agir (learning by doing), un principe bien connu depuis les travaux du psychologue américain John Dewey, se trouve aujourd’hui actualisé à travers la culture « maker ».

https://www.Flickr.com/photos/fabola/22547967539

Nous sommes entrés dans ce que Michel Lallement nomme « l’Age du faire » qui se manifeste dans de nouveaux espaces collaboratifs : hacker space, maker space, fab lab, etc.

Cette culture « maker », née aux États-Unis (plus précisément au MIT dans sa manifestation la plus récente), se caractérise, entre autres, par l’idée de démocratiser l’apprentissage par l’expérimentation, la pratique, la collaboration, le tâtonnement par essai-erreur.

Les vertus de la culture « maker » expliquent la très large diffusion de ces nouveaux espaces collaboratifs dans les entreprises (par exemple dans le Groupe Renault) ; en effet ce sont des lieux favorisant l’innovation. Les collectivités locales et les services de l’Etat s’inspirent également de cette culture maker pour repenser les services publics.

Cette culture maker dévoile également une autre façon de penser l’apprentissage qui évidemment doit questionner les universités. Elles sont nombreuses à avoir mis en pratique cette culture (par exemple Paris-Saclay ou Lyon)

Par ailleurs, des universitaires de plus en plus nombreux étudient ces nouveaux espaces collaboratifs (en particulier à travers le réseau international Research Group on Collaborative Spaces) ce qui contribue également à transformer leurs pratiques de recherche.

Pour autant on est en droit de se demander si, dans la patrie du cartésianisme, l’apprentissage par l’agir, est réellement un principe aussi central qu’il peut l’être, par exemple, au Massachusetts Institute of Technology (MIT) qui affiche comme devise « Mens et Manus » : autrement dit l’Esprit et la Main ?

Sans doute pas. D’autant que l’Esprit et la Main méritent un troisième terme à ajouter afin de se prémunir contre les excès possibles du rationalisme. On arriverait ainsi à la belle morale qui clôt Metropolis, le chef d’œuvre de F. Lang : « Entre les mains et le cerveau, le cœur doit être le médiateur ».

Metropolis de F Lang.

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