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Le dilemme gambien sur les cosmétiques dépigmentants et sa résonance avec le mouvement Black Lives Matter

Une boutique vend des produits d'éclaircissement de la peau à Accra, le 3 juillet 2018.
Les boutiques vendant des produits d'éclaircissement de la peau, comme celle-ci à Accra, au Ghana, sont encore très nombreuses en Afrique. Cristina Aldehuela/AFP

L’utilisation de produits destinés à blanchir ou à éclaircir la peau (dépigmentation), qui contiennent fréquemment des ingrédients toxiques (comme le mercure ou l’hydroquinine), est associée à des effets secondaires néfastes pour la santé.

Ces produits sont toutefois largement employés dans bon nombre de pays d’Asie et d’Afrique, ce qui constitue un problème de santé publique croissant. En Afrique, selon les pays, entre 25 et 77 % de femmes (largement majoritaires parmi les utilisateurs) sont concernées, selon l’OMS.

L’actualité gambienne

Ce sujet a récemment fait la une en Gambie, où le Parlement a refusé d’abroger une loi de 1996 qui interdit l’usage de produits éclaircissants. La demande d’abrogation, déposée par le gouvernement du président Adama Barrow, reposait sur le constat que l’existence de cette loi permet trop souvent à des hommes d’abuser sexuellement des femmes ayant illégalement recours à la dépigmetation en les menaçant, si elles refusent de céder, de les dénoncer aux autorités. Cette demande d’abrogation n’a été soutenue que par 10 députés pour 23 contre, les partisans de loi d’interdiction condamnant la dépigmentation à la fois pour des questions morales, religieuses et sanitaires.

En Gambie, cette loi prohibitive s’accompagne d’amendes pour les contrevenants (souvent des femmes à faible pouvoir d’achat), et s’applique dans un contexte marqué par l’existence d’un important marché informel, comme c’est souvent le cas en Afrique, et par une faible résonance des campagnes de prévention visant à signaler les dangers dont ces produits peuvent être porteurs pour le bien-être physique et psychologique des consommateurs. Les utilisatrices, pour la plupart peu éduquées et mal informées sur les effets néfastes de la dépigmentation, cherchent en utilisant ces produits à se conformer à des modèles de beauté délétères, notamment pour accroître leur valeur sur le marché matrimonial.

Un héritage colonial

En France, un rapport de la Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes indique que 60 % des produits blanchissants pour la peau contrôlés en 2018 contenaient des ingrédients dangereux pour la santé. C’est deux fois plus qu’en 2009. En 2009 déjà, la Mairie de Paris estimait que 20 % des femmes d’origine africaine résidant en Île-de-France utilisaient des produits éclaircissants. Dix ans plus tard, la question prend de l’ampleur au niveau mondial, notamment dans le contexte du mouvement Black Lives Matter.

Comme nous l’avons montré ici les multinationales productrices de ces crèmes sont assises sur un marché stratégique (4,8 milliards de dollars en 2017, projeté à 8,9 milliards d’ici à 2027). Certaines participent à diffuser l’idée que les peaux blanches ou claires sont belles et propres, reproduisant d’anciens stéréotypes raciaux et sociaux. Le phénomène n’est pas nouveau : Nivea a essuyé des critiques à plusieurs reprises, notamment du fait d’une publicité diffusée au Ghana en 2017 dont la tagline était « maintenant que j’ai une peau visiblement plus claire, je me sens plus jeune ».

Au Moyen-Orient, le slogan « White is purity » (La blancheur est pureté), là aussi diffusé par Nivea, avait également provoqué une controverse. Dans cette région, comme en Afrique et en Asie, des décennies de discours de cet ordre utilisés comme leviers de communication des marques de cosmétiques ont participé à l’internalisation de schèmes de beauté engendrant une insatiable recherche de conformation.

Certaines études post-coloniales montrent à quel point les normes de beauté sont imprégnées des perceptions dominantes issues du colonialisme toujours à l’œuvre pour coder la blancheur comme qualité esthétique et signe de supériorité sociale. Le marketing nourrit l’aspect aspirationnel. D’ailleurs, on retrouve, sur la question des cheveux et du défrisage, les mêmes dynamiques de mises en danger par la composition des produits et rituels potentiellement dangereux (soude, formol) dans un contexte de valorisation sociale du cheveu lisse (jugé propre, à la différence du cheveu frisé, perçu comme négligé).

L’effet BLM

Dernièrement, ces questions sont devenues de plus en plus politiques sous l’effet de l’activisme croissant des consommateurs – une dynamique qu’a amplifiée le mouvement Black Lives Matter. Des militants anti-racistes ont souligné que les publicités mettant en scène des femmes noires avaient presque systématiquement recours à des actrices au teint éclairci. Ce faisant, ces visuels réactivaient la course à l’éclaircissement comme norme de beauté valorisée au travers de campagnes pourtant dites inclusives. Plus de 16 000 personnes ont signé une pétition en ligne demandant qu’Unilever arrête de fabriquer un produit éclaircissant, Fair & Lovely. Certains ont accusé l’entreprise d’hypocrisie quand son directeur général, Alan Jope, a tweeté, dans l’effervescence ayant suivi la mort de George Floyd : « Le racisme systémique et l’injustice sociale doivent être éradiqués. Les entreprises ont un rôle essentiel à jouer dans la création d’une société équitable qui ne tolère pas l’intolérance. »

Les critiques subies par une marque comme L’Oréal pour avoir annoncé la suppression des termes « blanchissant » ou « éclaircissant » révèlent que les consommateurs souhaitent une réelle transformation des pratiques, pas un changement cosmétique. Les hashtags comme #pullitdown après le scandale Nivea en Afrique visant à dénoncer le discours de marques internationales dévalorisant le teint noir, s’intensifient, faisant écho au marché global.

Dans le même temps, le succès de la marque Fenty, lancée par la chanteuse Rihanna en 2017, a bouleversé les codes en promouvant l’acceptation de toutes les beautés par la création d’une gamme de fond de teint de plus de 40 teintes (désormais 50) pour correspondre aux attentes des consommatrices mal servies. L’industrie lui a dès lors emboîté le pas.

Est-ce à dire que la prise de conscience est suffisante ? Une visite dans n’importe quelle boutique de cosmétiques en Afrique, dans les Caraïbes ou en Asie invite à en douter. On découvre aisément sur les étalages des produits licites que les consommatrices savent identifier comme éclaircissants sous des vocables comme « antitaches » ou « uniformisant » (toning) du fait de composantes mises en avant comme les acides de fruits (AHA) ou la vitamine C. Ces produits exigent aussi de ne pas s’exposer au soleil. Or on trouve massivement en Afrique des produits à indice de protection solaire 100, pensés pour les peaux très pâles intolérantes au soleil…

Pour revenir au cas gambien, la loi qui prohibe l’usage des produits éclaircissants entraîne un recours à des pratiques devenues clandestines, potentiellement dangereuses. Le souhait de revenir sur cette loi concerne, on l’a dit, les externalités négatives liées non pas à l’usage du produit mais au chantage exercé par des hommes qui réclament des faveurs sexuelles, menaçant dans le cas contraire de dénoncer les femmes contrevenantes. C’est un problème de justice sociale lié au genre. Comme nous l’avons montré dans différents travaux notamment en Ouganda ou en République dominicaine, pour régler un tel problème, une loi interdisant les produits éclaircissants ne peut suffire. Il convient de combiner plusieurs approches : démantèlement des stéréotypes, facilitation d’accès à la justice et à l’éducation, sans oublier l’empowerment individuel des femmes de façon à ce qu’elles ne soient plus dépendantes du marché matrimonial.

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