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Une boutique de vêtements plein air Patagonia, à Hong Kong. Shutterstock

Le « don » de Patagonia : un tournant pour la philanthropie corporative ?

Le 14 septembre, le fondateur de la marque californienne de vêtements de plein air Patagonia, Yvon Chouinard, a posé un geste des plus inédits en matière de philanthropie corporative : il a transformé les modalités de gouvernance de son entreprise dans le but de soutenir davantage la cause environnementale. En gros, il en a fait don.

La famille Chouinard a en effet transféré tous les droits de propriété au sein de deux entités, soit Patagonia Purpose Trust et Holdfast Collective. Ce montage organisationnel a été pensé pour que chaque dollar non réinvesti dans la compagnie soit distribué sous forme de dividendes pour protéger la planète : « Earth is now our only shareholder ». La terre est maintenant notre unique actionnaire.

Cette initiative mérite qu’on s’y arrête, puisqu’elle pointe de nouvelles possibilités pour les entreprises désireuses de porter leurs implications sociales ou environnementales à un niveau supérieur. Travaillant au sein du PhiLab, le Réseau canadien de recherche partenariale sur la philanthropie, notre trio de recherche s’intéresse aux actions préventives mises de l’avant par le secteur philanthropique afin de combattre les inégalités sociales et les dégradations environnementales.

La devanture d’une boutique de Patagonia, à Pittsburgh, le 12 janvier 2022. (AP Photo/Gene J. Puskar, File)

Des profits pour la cause environnementale

Il est nécessaire de rappeler l’approche organisationnelle privilégiée par la famille Chouinard. Patagonia Purpose Trust (PPT) est un fonds qui détient la totalité des actions avec droit de vote de Patagonia, ce qui représente 2 % des actions de l’entreprise. PPT a pour mission de veiller à la santé financière de Patagonia dans le respect des valeurs sociales et environnementales qui la caractérise.

Holdfast Collective (HC), pour sa part, est une fondation privée qui détient toutes les actions non votantes : soit les 98 % des actions. HC entend utiliser les dividendes générées par Patagonia, estimées à 100 millions de dollars annuellement, pour soutenir des actions visant à protéger l’environnement et la biodiversité.

Patagonia shares. QZ

Le choix de la structure de gouvernance de l’entreprise est lié aux avantages fiscaux accordés à certaines formes d’organisations dans la législation corporative états-unienne. Cette législation permet à Patagonia de s’inscrire comme une organisation à vocation sociale. Cette structure juridique implique un tel engagement de l’entreprise. Dans le cas de Patagonia, cela se concrétise principalement par sa volonté de protéger l’environnement tout en préservant ses emplois.

Yvon Chouinard, le fondateur de Patagonia, lors d’une entrevue réalisée dans le cadre du 25ᵉ Festival international du film de Santa Barbara, en Californie, le 10 février 2010. En septembre, il a posé un geste des plus inédits en matière de philanthropie corporative : il a fait don de son entreprise pour la cause environnementale. Shutterstock

Des enjeux complexes

Un nombre croissant d’acteurs philanthropiques joignent les efforts collectifs pour faire face aux grands enjeux de notre époque : l’exacerbation des inégalités sociales, l’effritement des institutions démocratiques et la dégradation des écosystèmes naturels.

Ces enjeux sont complexes. Ils ont des racines profondes et ne peuvent être mitigés simplement. Trouver des réponse à moyen et à long terme ne se réduit pas à une question d’argent. Nous l’avons bien indiqué dans un précédent article portant sur la mobilisation philanthropique internationale en réponse aux feux de brousse qui ont ravagé une partie importante du territoire de l’Australie.

Si les dons d’urgence sont souhaitables en réponse aux catastrophes naturelles et nécessaires sur le court terme, il importe aussi, à plus long terme, d’intervenir sur les causes qui minent le bon fonctionnement de nos sociétés.

Un modèle philanthropique préventif en quatre étapes

L’analyse des interventions récentes du secteur philanthropique en réponse à des urgences découlant de catastrophes naturelles, nous a conduit à proposer un modèle philanthropique préventif en quatre étapes.

Par philanthropie préventive, nous entendons une approche engagée dans des démarches propices à la transformation des systèmes institutionnels. Elle vise la modernisation de nos infrastructures culturelles, d’éducation ou de santé ou à soutenir des communautés ou des populations dans le besoin. C’est à la lumière de ce modèle, illustré dans le graphique ci-dessous, que nous évaluons l’initiative de Patagonia.

PhiLab : philanthropie préventive modèle.

1) Adapter les activités philanthropiques aux spécificités d’une crise

Patagonia a fait un pas dans cette direction avec la proposition hybride de gouvernance qu’elle a développée. Celle-ci assure l’allocation de sommes importantes pour répondre à la crise environnementale dans la perspective d’une transition écologique à effectuer.

2) Ne pas travailler en silo et coordonner ses efforts en vue d’apporter des réponses collectives et structurantes

Nous n’avons pas encore de détails sur l’approche philanthropique qui sera privilégiée par HC. Mais les engagements passés de Patagonia nous indiquent que cette posture de collaboration et de partenariat sera au rendez-vous. Effectivement, depuis 1985, l’entreprise verse 1 % de son chiffre d’affaires à l’intention d’associations américaines et internationales qui militent pour la protection de l’environnement.

Par ailleurs, en 2022, Yvon Chouinard a également cofondé avec Craig Mathews (fondateur de Blue Ribbon Flies) « 1 % pour la planète », une organisation qui enjoint toutes les entreprises à suivre son exemple et à verser au moins 1 % de leur chiffre d’affaires en appui à des causes environnementales. Ce montant n’a pas été choisi au hasard puisqu’il est particulièrement incitatif pour les entreprises étatsuniennes. Cependant le bassin d’entreprises étatsuniennes membres ne compte pas encore beaucoup de grands noms.

3) Accompagnement des groupes qui sont surexposés aux conséquences de la crise climatique

Les fonds iront-ils en priorité aux collectivités les plus affectées par les changements climatiques, lesquelles regroupent généralement des populations marginalisées ? Encore là, le passé philanthropique de Patagonia est de bon augure. Cependant, la démonstration reste à faire pour voir comment les dons qui seront attribués agiront prioritairement en matière de justice sociale et environnementale.

4) Agir dans l’optique de contenir l’aggravation de la crise

Cela passe nécessairement par une remise en cause du modèle de développement écocidaire qui domine aujourd’hui nos sociétés. Pour le moment, nous savons que Patagonia s’inscrit en porte-à-faux par rapport au capitalisme financiarisé, lequel n’incite pas les entreprises à adopter des objectifs sociaux et environnementaux. Comme l’a déclaré Yvon Chouinard :

Même les entreprises cotées avec de bonnes intentions sont soumises à trop de pression pour créer des gains à court terme au détriment de la vitalité et de la responsabilité à long terme.

Les actions à venir de Patagonia nous indiqueront comment cette étape est prise au sérieux.

Le début d’un mouvement ?

La famille Chouinard n’est pas la première à s’engager financièrement pour l’environnement. Jeff Bezos, le fondateur d’Amazon, a créé le Bezos Earth Fund. Il a promis de réserver 10 milliards de dollars US à ce trust.

Jeff Bezos
Le PDG d’Amazon, Jeff Bezos, durant une conférence de presse à Washington, en 2019. En 2021, il a créé le Bezos Earth Fund et promis de réserver 10 milliards de dollars US à ce trust. (AP Photo/Pablo Martinez Monsivais, File)

L’initiative de Patagonia va beaucoup plus loin que celle de Bezos. Elle repose sur une structure de gouvernance qui met la mission sociale de l’entreprise au premier plan, avant sa mission économique. L’initiative de Bezos, se présente plutôt comme un moyen d’agir en parallèle, de sorte qu’Amazon n’acquiert pas une dimension sociale ou écologique.

Patagonia propose une voie d’engagement entrepreneuriale plus prononcée. Elle poursuit, sous des habits juridiques légèrement différents, la voie empruntée par les fondations d’entreprises européennes. Ce modèle européen crée une nouvelle identité entrepreneuriale où les missions sociale et économique de l’organisation sont amalgamées de telle sorte que la propriété de l’entreprise est protégée contre les offres d’achat public hostiles (OPA), tout en ayant le devoir et l’obligation de s’impliquer sur des causes sociales ou environnementales.

Patagonia fait présentement figure de proposition anecdotique en Amérique du Nord. Face à l’ampleur des défis actuels, de telles initiatives audacieuses ont tout avantage à devenir la nouvelle norme.

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