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Le dopage en Russie : un conflit géopolitique

Photo prise fin 2017 à l'exposition « Super Poutine » organisée au musée d'art contemporain de Moscou Moscou. Lukas Aubin, Author provided

Le 9 décembre, l’Agence mondiale antidopage (AMA) a décidé de mettre la Russie au ban des grandes compétitions internationales pendant quatre ans. Cette mesure, inédite par son ampleur, devra néanmoins être confirmée par le Tribunal arbitral du sport (TAS) si la Russie fait appel dans les 21 jours. Techniquement, les principales conséquences sont les suivantes :

  • Les responsables du gouvernement russe ne peuvent ni siéger au sein d’une instance signataire du code mondial antidopage, ni assister aux événements sportifs internationaux majeurs ;

  • La Russie ne peut ni accueillir ni candidater à une grande manifestation sportive pendant une période de quatre ans ;

  • Le drapeau de la Russie ne peut être arboré lors d’aucune grande manifestation organisée au cours de la période de quatre ans ;

  • Les manifestations sportives prévues en Russie durant les quatre prochaines années doivent être révoquées sauf si cela est impossible d’un point de vue pratique et/ou juridique ;

  • Les sportifs russes peuvent participer aux compétitions sportives internationales s’ils remplissent tous les critères de la lutte antidopage et sans aucun signe distinctif russe.

Le président élu de l’Agence mondiale antidopage (AMA) Witold Banka et le président en exercice de l’AMA Craig Reedie arrivent à la conférence de presse tenue le 9 décembre 2019 à Lausanne au cours de laquelle sera annoncée la mise au ban de la Russie de toutes les compétitions internationales pour une durée de quatre ans. Fabrice Coffrini/AFP

Face à l’importance historique de ce jugement, la réaction de Moscou ne s’est pas fait attendre. Le premier ministre Dimtri Medvedev a qualifié la décision de l’AMA de « poursuite d’une hystérie anti-russe devenue chronique ». Même son de cloche pour Vladimir Poutine qui a invoqué la « loi romaine » en expliquant qu’« une sanction doit être individualisée et en rapport avec ce qu’a fait le coupable. […] Choisir une sanction collective, ce n’est pas œuvrer pour le bien global du sport, c’est une décision politique […]. » Parallèlement, la plupart des représentants des pays occidentaux se félicitaient d’une décision jugée exemplaire, voire insuffisante pour certains. Beckie Scott, la présidente sortante du comité des athlètes de l’AMA, a indiqué que « les sanctions auraient pu être plus strictes encore et empêcher tous les athlètes russes d’aller aux Jeux olympiques ».

Une affaire révélatrice d’un système antidopage complexe et imparfait

Cette opposition rhétorique n’est pas nouvelle. Depuis le mois de décembre 2014 et les révélations contenues dans le documentaire « Le dopage secret : comment la Russie fabrique ses champions » diffusé sur la chaîne allemande ARD, le pouvoir russe ne cesse de s’opposer frontalement aux instances internationales de lutte contre le dopage. Celles-ci sont multiples et que leur enchevêtrement est difficilement compréhensible. Retour en arrière pour en prendre toute la mesure.

Le documentaire d’ARD, sous-titres disponibles en anglais et en français.

Suite aux accusations de dopage généralisé lancées en 2014 à l’encontre du pouvoir russe par le couple Stepanov, puis quelques mois plus tard par Grigory Rodchenkov, l’ancien directeur des laboratoires antidopage de Moscou et de Sotchi, l’AMA déclenche une enquête qui aboutit, en août 2016, à la publication d’un rapport qui conclut partiellement que l’État russe a mis en place un système de dopage impliquant plusieurs centaines de sportifs.

L’AMA souhaite que la Russie ne participe pas aux JO d’été de Rio de 2016, mais le Comité international olympique (CIO) refuse car il juge que le rapport est incomplet pour le moment. La Russie participe aux JO mais 167 athlètes russes sont néanmoins exclus de la compétition. En décembre 2017, le CIO indique que 43 athlètes russes étaient dopés lors des JO d’hiver organisés à Sotchi en février 2014. Treize médailles sont retirées et la Russie perd la première place au classement des nations.

La Russie est alors exclue des JO d’hiver de Pyeongchang (février 2018), où ses athlètes sont autorisés à concourir sous bannière olympique. Mais l’affaire du « dopage d’État » russe connaît un nouveau rebondissement. Le 1er février 2018, le TAS décide de blanchir 28 des 43 athlètes bannis à vie par le CIO quelques mois plus tôt. Vladimir Poutine se félicite de ce jugement que Thomas Bach, le président du CIO, considère « extrêmement décevant et surprenant ». Loin d’être anodine, cette décision permet à la Russie de récupérer sa première place au classement des médailles des JO de Sotchi, si chère à Vladimir Poutine. L’imbroglio n’est pourtant pas terminé. L’AMA reprend les rênes de l’enquête et finit donc, il y a quelques jours, par exclure la Russie du sport mondial pour quatre ans.

La délégation russe défile derrière le drapeau olympique pendant la cérémonie d’ouverture des Jeux olympiques d’hiver de Pyeongchang, le 9 février 2018. Mark Ralston/AFP

Cette affaire révèle les failles d’un système antidopage international imparfait où les différentes instances de régulation (CIO, AMA, TAS, etc.) semblent tour à tour être juges et partie quand leurs décisions se chevauchent, voire se contredisent. De cette situation pour le moins inédite naissent les questions suivantes : comment le TAS a-t-il pu retoquer la décision du CIO à quelques jours des JO d’hiver 2018 ? Quid de la décision originelle du Comité olympique ? Comment le CIO a-t-il pu, par l’intermédiaire de son président, remettre en question la décision du TAS, censé faire autorité en la matière ? Et, enfin, pourquoi l’AMA a-t-elle opté pour l’exclusion de la Russie du sport international pendant quatre ans ? Éléments de réponses par le prisme de l’analyse géopolitique.

AMA, TAS ou CIO ?

En prenant la décision d’exclure la Russie, l’AMA fait du territoire russe un fantôme sur l’échiquier du sport mondial pour les quatre années à venir et tente de frapper là où ça fait mal : en annihilant son « sport power ». Or la question de la légitimité de l’AMA peut se poser. En effet, c’est son Conseil de fondation qui est l’instance décisionnelle suprême. Or celui-ci est composé de 38 membres dont aucun n’est russe quand les États-Unis, la France, la Grande-Bretagne ou encore le Canada sont représentés. Par ailleurs, le Comité de révision de la conformité, qui a fait part de ses « recommandations » à l’AMA, est lui-même composé de six membres dont cinq sont issus de pays occidentaux (Royaume-Uni, Canada, Belgique, Suisse, Danemark), le sixième étant sud-africain. Cette surreprésentation de l’Occident au sein de l’AMA et du CIO révèle un hiatus difficilement compréhensible pour le pouvoir russe.

Le ministre russe des Sports, Pavel Kolobkov, tient une conférence de presse consacrée au verdict rendu par l’AMA (WADA en anglais, pour World Anti-Doping Agency), le 9 décembre 2009 à Moscou. Dimitar Dilkoff/AFP

De plus, l’AMA n’est pas toujours le juge principal. Le CIO est par exemple l’autorité suprême du mouvement olympique. C’est-à-dire qu’il peut décider en interne d’exclure un athlète ou une nation. C’est ce qui s’est passé pour la Russie aux JO de Pyeongchang. Le pays a été interdit de compétition suite à un huis clos organisé par la commission exécutive du CIO, composée de seulement 15 membres, dont aucun n’est russe. Pourtant, 105 membres actifs (dont 4 Russes) composent l’organisation ; alors, pourquoi n’ont-ils pas eu leur mot à dire ? De plus, comme cela est stipulé sur le site Internet du Tribunal arbitral du sport, « depuis les Jeux olympiques de Rio 2016, les sanctions relèvent du TAS et de sa chambre antidopage ». Cette récente mesure prise par le CIO lui-même n’a donc pas été appliquée, créant un imbroglio sans précédent. Par son opacité, le CIO donne du grain à moudre à ses détracteurs.

Vers une nouvelle guerre froide du sport ?

Durant la guerre froide, déjà, le dopage était un argument politique utilisé pour discréditer l’adversaire. Les gouvernements américains pointaient du doigt le dopage généralisé en URSS, tout en favorisant parfois le recours aux produits dopants chez eux. Ce fut notamment le cas lors des JO de 1984 à Los Angeles quand les responsables de l’événement ralentirent les contrôles antidopage afin de stimuler les résultats sportifs et économiques durant la compétition.

Aujourd’hui, après la décision de l’AMA d’exclure la Russie pour quatre ans, il faut s’attendre une réaction de la part du pouvoir russe. Rappelons qu’en 1984 l’URSS avait organisé les Jeux de l’Amitié en parallèle des JO de Los Angeles en 1984, qu’elle avait boycottés. Dans la même veine, la Russie avait mis en place en septembre 2016 une compétition pour les athlètes paralympiques suite à l’exclusion de son équipe paralympique des JO de Rio. Enfin, une entreprise russe de communication proche de l’État avait fait le buzz en 2018 en créant un logo représentant un ours enragé avec les initiales OAR pour « Olympic athletes from Russia », le nom officiel donné à la délégation sportive russe aux JO de Pyeongchang.

Modèle de t-shirt créé par l’agence DDVB en 2018. Site de l’agence de communication DDVB

Dans un futur proche, l’État russe va probablement modifier sa stratégie de soft power afin de capitaliser au maximum sur son exclusion en nourrissant la défiance d’une partie de l’audience internationale à l’égard des instances antidopage internationales. Si la décision de l’AMA n’est pas retoquée par le TAS, il y a fort à parier que les quatre années sportives à venir seront plus politiques que jamais.

Repenser la justice sportive

À l’heure où le sport s’est véritablement imposé comme un instrument de soft power et un outil géopolitique majeur, où les méga-évènements tels que les JO ou la Coupe du Monde de football sont devenus des vecteurs d’influence puissants car regardés par plusieurs milliards de téléspectateurs et, enfin, où la dépolitisation du sport est devenue une utopie, on peut s’interroger sur la légitimité des institutions internationales du sport telles que le CIO, l’AMA, ou encore la FIFA à ordonner en interne l’exclusion d’un athlète ou d’un État.

Ne faudrait-il pas plutôt passer par des tribunaux internationaux indépendants relevant du droit international tels que le TAS (qui, ne l’oublions pas, fut à l’origine créé dans ce but par le CIO lui-même) ? Certes, les procédures pourraient être plus longues mais, dans un souci de transparence et alors que les théories du complot pullulent, il est nécessaire d’éclaircir ces situations souvent perçues comme obscures par le grand public, et de poser des bases juridiques claires et solides afin d’encadrer internationalement la question du dopage d’une façon qui soit admise par toutes les parties concernées.


Cet article est publié avec l’agrément du directeur de thèse de l’auteur, Jean‑Robert Raviot.

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