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Le grand débat national, et après ?

Emmanuel Macron peut-il rebondir à la faveur du Grand débat national ? (ici à Bourgtheroulde, le 15 janvier 2019). Philippe Wojazer/AFP

L’offre d’une grande phase de concertation pour sortir de l’impasse politique apparaît comme un coup magistral, encore faudrait-il que l’Élysée puisse transformer le répit accordé et le regain momentané en rebond durable du quinquennat. Or, la sensibilité de l’agenda des réformes et la complexité du paysage politique demeurent entières.

Il faut savoir finir un grand débat national

Le grand débat national (GDN) a permis de renvoyer la balle dans le camp du peuple : « débattez et exprimez-vous. » Exercice improvisé de démocratie participative, il ne vaudra qu’à deux conditions : être représentatif et être suivi d’effets.

Sur le premier point, les critiques sur la méthode peu compatible avec les règles d’une concertation – pilotage par deux ministres, présence médiatique du président, implication forte d’élus LREM dans certains débats ainsi que le caractère orienté du questionnaire pour cadrer les contributions sur le site officiel – pourraient en affaiblir la légitimité.

Le nombre important de réunions tenues semble accréditer un certain intérêt de l’opinion publique (difficilement quantifiable, du reste), mais la forme libre et désordonnée de la démarche et la diversité des contributions ne permettent guère une analyse qui pourrait refléter, en évaluant leur popularité, les préoccupations et les propositions soumises in fine au pouvoir.

Pendant les discussions, le vote des lois continue…

Par ailleurs, le biais initial – il faut adhérer à la démarche et croire à la sincérité du président pour venir s’exprimer – limite la représentativité de la concertation : ouverte à l’origine pour canaliser le mécontentement des gilets jaunes, il n’est pas sûr que ceux-ci aient participé aux débats, et plusieurs figures emblématiques du mouvement en avaient récusé à l’avance l’intérêt ou la pertinence.

Il demeure que la séquence a atteint son but : elle a accompagné l’essoufflement progressif, et sans doute inévitable, des manifestations et des violences liées ; elle a permis de montrer un président à l’écoute et à l’aise dans l’ambiance des agoras, et surtout de laisser le gouvernement non seulement reprendre souffle (y compris, légèrement, dans les sondages), mais aussi de poursuivre la conduite des réformes. Pendant que l’on discute des lendemains qui chantent dans le gymnase Pierre Sémard, on vote les lois au Palais-Bourbon – sur l’entreprise, sur l’école ou la santé –, dont les incidences en matière de services publics ne sont pas anodines.

Le grand débat ne vise évidemment pas, du point de vue des cabinets ministériels, à éclairer techniquement le gouvernement sur la pertinence des réformes engagées ou à venir : au mieux, et avec l’interrogation de représentativité indiquée, il donne un état de l’opinion publique sur celles-ci et surtout, il le dédouane en procès de verticalité et d’absence de concertation.

Comment prouver l’utilité du grand débat

L’exercice suivant s’avère délicat : il s’agit de prouver l’utilité du grand débat en reprenant des propositions qui apparaissent les plus populaires, tout en gardant la cohérence de projets de loi déjà prêts dans les cartons de l’administration.

Les trois réformes les plus sensibles actuellement en préparation – transformation de l’État, retraites, assurance-chômage – peuvent donner rapidement lieu à un projet de loi et n’auraient pas besoin des conclusions du grand débat : reste à évaluer le risque politique des unes et des autres, en décidant d’embrayer sur celle qui apparaîtrait la moins susceptible de relancer un mouvement d’opposition populaire.

Rencontre d’une délégation de gilets jaunes avec une représentante du gouvernement, à Grand Bourgtheroulde (Normandie), le 15 janvier 2019. Charly Triballeau/AFP

Le « fonctionnaire-bashing », qui s’exprime dans de nombreuses contributions au GDN, peut laisser croire que le projet de loi réformant la fonction publique (visant notamment à recruter plus de contractuels au détriment des fonctionnaires) pourrait laisser ces derniers isolés dans leur résistance.

Il faudrait, néanmoins, se souvenir que ceux-ci, pour la plupart représentés dans des catégories modestes de revenus, n’ont pas manqué d’adhérer au mouvement des gilets jaunes et que son premier avatar s’est traduit par l’initiative des « stylos rouges », exprimant le désarroi du corps enseignant. Sur ce point, un ministre expérimenté comme Jean‑Yves le Drian (Affaires étrangères) met en garde contre une nouvelle bévue.

Hémisphère gauche et hémisphère droit du macronisme

Par ailleurs, le grand débat national met en exergue l’inquiétude populaire face à la remise en cause de la protection sociale et des services publics – notamment dans les territoires ruraux – et une exigence de plus d’égalité au travers d’une révision de la fiscalité dont les dernières mesures ont été vues comme ayant privilégié les plus riches (ISF).

Enfin, le gouvernement est interpellé sur une implication jugée insuffisante en matière d’environnement (départ de Nicolas Hulot, tiédeur sur l’interdiction du glyphosate) et sur des résultats fragiles : si « la France de la route » n’entend pas se faire dicter son destin par « la France de la rue », des mouvements significatifs ont plaidé récemment pour un vrai engagement en faveur de l’écologie. Quitte à se traduire par la première synthèse sociale-écologique qui puisse faire pièce au programme présidentiel : « 66 propositions pour un pacte social et écologique », présentée par Laurent Berger et Nicolas Hulot au nom d’un collectif de 19 organisations.

Autant d’attentes placent le pouvoir macronien dans une position ambivalente, lui offrant un rebond pour la seconde partie du quinquennat, tout en le forçant à transgresser le tabou budgétaire ayant présidé à sa première partie. L’hémisphère gauche du cerveau macroniste, soutenu en cela par la jeune garde « Nouveau Monde » de premiers compagnons de la campagne présidentielle, fustigent un hémisphère droit incarné par des ministres ex-LR et irrigué par une « technostructure » (en fait la haute administration de Bercy) obsédée par les règles de l’ordo-libéralisme et imposant une orthodoxie budgétaire seule capable, selon eux, de nous permettre de retrouver une crédibilité sur la scène européenne, et pour cela accusée d’avoir maintenu le cap des mesures impopulaires à un coût politique énorme.

Paradoxalement, le rebond apparaît moins menacé par la force de l’opposition politique que par les propres limites du pari macronien.

Défaut d’alternatives

Le rapport de force électoral demeure favorable au président grâce à la décomposition de la droite de gouvernement et à l’absence de recomposition de la gauche de pouvoir. Les bénéficiaires présumés de la séquence gilets jaunes – le Rassemblement national et la France insoumise – ne peuvent s’allier et le parti de Mélenchon, d’après les sondages actuels, ne traduit pas en voix l’expression d’un mouvement dont certaines préoccupations (notamment sur l’immigration ou les fonctionnaires) heurtent la gauche radicale.

Lors du lancement du grand débat en Normandie, le 15 janvier 2019. Philippe Wojazer/AFP

Si les élections européennes devaient offrir un sondage en grandeur nature favorable à la ligne du président, c’est par défaut d’alternatives plutôt que par la force de son mouvement. Son entourage n’a su ni gérer l’affaire Benalla, ni anticiper la montée de la contestation sociale. Le mouvement LREM n’a pas su alerter sur la grogne du pays profond, ni transmettre une quelconque pédagogie des réformes. Mouvement trop jeune et déjà hors sol, il lui manque des cadres expérimentés, une animation démocratique et un travail d’enracinement et de formation des prochains élus locaux. Le groupe parlementaire a paru démotivé, les gages donnés à droite l’ont divisé, et huit députés ont déjà quitté le mouvement.

La faiblesse des cadres d’En marche n’inquiéterait pas outre mesure le premier ministre (qui n’est pas LREM) ni le président (qui reste sceptique sur l’utilité du Parlement) alors que, précisément, l’expression des gilets jaunes stigmatise la classe politique traditionnelle et le parlementarisme en particulier. Dans l’ensemble, les ministres et députés du « nouveau monde » macronien, bien que parvenus au pouvoir en promettant de transformer la vie politique, semblent assez satisfaits du confort que leur offrent la démocratie représentative.

Déplacer le centre de gravité des politiques publiques

Mais Emmanuel Macron doit bien concéder quelques aménagements à la démocratie participative : il lui faut trouver une manière de désamorcer les aspects les plus nocifs à ses yeux du référendum d’initiative citoyenne, tout en offrant la possibilité d’une meilleure concertation, en faveur de l’expression populaire, dans la conception des lois.

Il le fera d’autant plus volontiers que l’affaiblissement du Parlement s’inscrit dans la réforme institutionnelle engagée avant le début du mouvement et qui vise à réduire le nombre de députés et mettre en place une dose de proportionnelle (favorable pour investir des affidés peu ancrés localement).

Le trait de génie consisterait à lier l’approfondissement de la démocratie participative avec le renforcement des pouvoirs du maire, qui émerge comme le grand plébiscité de ces derniers mois d’agitation et de concertation. Mais en déplaçant le centre de gravité d’une partie des politiques publiques, l’Élysée pourrait aussi mettre les présidents d’exécutifs locaux face à leurs responsabilités et les laisser se débrouiller pour trouver les ressources (réforme de la fiscalité locale)… ou tailler dans les dépenses (marge de choix du montant des prestations sociales laissé à l’appréciation locale).

L’irréductible hétérogénéité de la société française

La relance politique du macronisme va donc se faire sur ces deux terrains : lors des élections européennes de mai et lors des prochaines élections locales – ce qui nécessite de dégager une vision pour ces deux niveaux, déterminant les conditions de la réussite et les articulations entre souveraineté nationale et pouvoirs concurrents.

Un nouvel acte de la décentralisation permettrait de partager l’impopularité des réformes à venir en matière de protection sociale, de présence des services publics, de fiscalité, d’environnement, etc., mais aussi de trouver de nouveaux alliés au sein des élus qui jugent avoir été maltraités jusqu’à aujourd’hui.

Le président doit également reprendre l’initiative engagée en 2017 pour relancer l’Europe, dont le manque de résultats pourrait être interprétée comme un échec, et pour s’assurer l’indispensable soutien de nos partenaires afin d’assouplir les contraintes budgétaires propres à la zone euro, prouver que la solidarité européenne n’est pas un vain mot (budget européen), renforcer la sécurité contre les menaces terroristes ou extérieures, ou encore mettre un terme aux dysfonctionnements du régime européen de l’asile.

Il présente la relance du projet européen comme une étape indispensable à ses réformes, nécessairement progressistes. La lettre aux Européens, publiée le 4 mars et plaidant pour des mesures substantielles et ambitieuses, n’a toutefois reçu qu’un accueil tiède des responsables et médias des autres pays. Pire, les contre-propositions de la nouvelle dirigeante de la CDU, Annegret Kramp-Karrenbauer, sont de nature à embarrasser le président français.

Confronté à l’irréductible hétérogénéité tant de la société française et de l’Europe que de son propre mouvement politique, le président va devoir, pour clore cette séquence, méditer quelques enseignements de l’« ancien monde » et conclure que la politique est indéniablement l’art de la persuasion, mais aussi celui du possible et, finalement, l’art du compromis.

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