Gérald Darmanin a pour la première fois réagi à la dernière « opération antimigrants » de Génération identitaire. Ce mouvement politique qui se propose de résister contre « la racaille », « le raz de marée de l’immigration massive » et « l’uniformisation des peuples » n’est pas une exception politique en France.
Depuis la médiatisation l’été dernier des discours critiques à l’égard du racisme systémique et de la colonisation, sont en même temps apparus des mouvements radicaux d’opposition, qui refusent le débat démocratique sur ces questions.
À la manière des antiféministes, les mouvements post-coloniaux ont leurs anti-post-colonialistes, leur anti-anti-racistes. Si les formules sont maladroites pour désigner ces groupes qui promeuvent publiquement des opinions racistes, c’est qu’il est bien difficile pour les sciences sociales de les identifier et de les analyser.
Beaucoup de journalistes, et parfois même des universitaires, utilisent le terme fachosphère, pour désigner de manière vague les personnes qui défendent des idées d’extrême droite. Le terme viendrait de Daniel Schneidermann qui se revendique en être l’auteur dans un entretien mené par Dominique Albertini et David Doucet.
Que veut dire « fachosphère » ?
Le terme fachosphère est en soi l’objet d’une controverse. Pour ses utilisateurs, il est une façon de dénoncer l’extrême droite dans ce qu’elle a plus diversifié. Pour les intéressés, il s’agit d’une insulte, et ces derniers préfèrent identifier leur activité comme une opération de réinforamation face à une « vague de médias gauchos », d’où l’expression « réinfosphère ».
Dans la fachosphère, on retrouve des groupuscules néonazis bien sûr, mais aussi des masculinistes, des antiféministes en tout genre, des catholiques intégristes, des impérialistes, des royalistes, des personnes désirant la fin de la république, d’autres voulant une république plus autoritaire. Le seul point commun de tous ces groupes est finalement qu’ils sont perçus comme un tout par les acteurs de gauche en général.
Le terme fachosphère est donc davantage utilisé dans un cadre militant, surtout pour discréditer le discours de l’adversaire. Il est donc impératif de trouver un autre outil conceptuel, plus précis afin de nommer et de mener à bien l’analyse d’un phénomène aux dynamiques complexes : celui de la diffusion sur Internet d’un rejet radical des débats autour des questions postcoloniales.
Parler de suprémacisme plutôt que de fachosphère
Dans un travail qui sera publié en juillet, je propose d’utiliser le terme suprémacisme. Si en Europe et particulièrement en France, il est peu utilisé, il semble être le plus à même de définir l’esprit « antipostcolonial » d’une partie de la fachosphère.
En effet, ses acteurs ne font pas seulement une critique des théories postcoloniales (ce qui serait légitime dans un cadre démocratique), mais ils rejettent les questions posées par ces théories ainsi que toute possibilité de débat en affirmant une position de supériorité « naturelle ou morale » de la culture majoritaire occidentale blanche.
Le suprémacisme est un concept fortement connoté en France qui évoque immédiatement les grands prêtres à capuches blanches du Ku Klux Klan. Pourtant, le terme désigne avant tout un type de discours bien particulier. Deux éléments composent ce discours : une croyance en l’existence biologique de races chez les humains, et une hiérarchisation de celles-ci qui conduit à placer la « race blanche » au-dessus de toutes les autres.
Le suprémacisme n’est donc pas seulement un discours raciste. Il s’agit de penser que la couleur de peau permet de comprendre le comportement des individus, car elle le détermine. De là, le discours suprémaciste va induire une hiérarchie entre des humains ou cultures plus civilisés que d’autres, plus intelligents que d’autres.
Les nouveaux discours suprémacistes
Certaines organisations de surveillance du suprémacisme états-unien font état d’une évolution de cette approche classique.
Par exemple, la Anti-Defamation League (ADL) révèle l’existence d’un suprémacisme qui serait davantage dans la posture victimaire :
« L’idéologie de la suprématie blanche aux États-Unis est aujourd’hui dominée par la croyance que la race blanche est condamnée à l’extinction par une marée montante de non-blancs […] à moins que des contre-mesures ne soient prises immédiatement. »
Cette posture victimaire est également très présente dans l’espace Internet français. Le discours suprémaciste ne s’exprime plus aujourd’hui comme il s’exprimait au XIXe siècle.
La supériorité de la prétendue race blanche est évoquée indirectement par un discours qui cherche à convaincre de l’existence d’une guerre des « races » ou des « civilisations » dont l’objectif serait l’extermination des blancs.
Un exemple de suprémacisme français
Le suprémacisme blanc connaît une sophistication qui peut s’observer depuis quelques années, notamment par la diffusion de ses thèses sur les chaînes vidéo.
Ainsi, un des YouTubers suivis lors de mon enquête, Julien Rochedy, ancien président de la section jeune du FN, utilise une posture académique pour justifier une thèse suprémaciste.
Il s’appuie sur les travaux de Ruth Benedict afin de montrer en quoi les occidentaux blancs ont une supériorité morale par rapport aux « autres civilisations » qui seraient « primitives ». Pour lui, la culpabilité est une qualité morale dont les occidentaux ont hérité et qui est aujourd’hui manipulée par « certaines personnes issues d’autres cultures » afin de faire du profit sur le dos des blancs.
Julien Rochedy concède que si cette stratégie est efficace, elle ne peut pas durer, car la situation va finir par « exploser au visage de ceux qui l’utilisent » avant de terminer en rappelant que « quand l’homme occidental s’énerve, en général c’est très sérieux », avec pour illustration une explosion nucléaire.
Dans cette vidéo, Julien Rochedy ne tient pas un propos fasciste, même si dans une autre vidéo publiée par la suite, le 9 septembre 2020 il en revendique l’étiquette. Il développe une pensée suprémaciste élaborée et argumentée. Il construit son propos sous couvert de scientisme afin d’être audible sur un média qui touche un large public. On est loin des processions à comité réduit du Ku Klux Klan.
Julien Rochedy parle à des dizaines de milliers de personnes qui peuvent arriver rapidement sur ses vidéos en faisant des recherches basées sur des mots clefs très simples comme « antiracisme » ou « Black Lives Matter ».
L’état de la sphère suprémaciste française sur YouTube
Le terme suprémaciste blanc est donc plus adéquat pour qualifier sa position. Dans le cadre de mes recherches, j’ai été amené à suivre et repérer les chaînes YouTube qui développent des propos suprémacistes.
J’ai jusqu’à présent pu analyser seulement sept chaînes YouTube. Cependant, un premier repérage révèle qu’au moins une quarantaine de chaînes composeraient la sphère suprémaciste française. Concernant les sept chaînes analysées, elles cumulent déjà presque deux millions d’abonnées et leurs vidéos les plus visionnées dépassent les 300 000 vues pour aller jusque’à plusieurs dizaines de millions.
Ces chiffres sont impressionnants comparés à des chaînes YouTube de médias institutionnels, tels que TF1 qui possède 251 000 abonnés et dont les vidéos ne dépassent que rarement le million de vues. Cependant, cette visibilité des suprémacistes doit être relativisée et comparée à des chaînes identifiées à gauche sur YouTube.
Par exemple, l’émission « Ouvrez les Guillemets » présentée par Usul sur la chaîne de Médiapart dépasse régulièrement les 200 000 vues les jours qui suivent sa mise en ligne.
Le YouTube des « bonhommes »
Qui sont ces suprémacistes ? La quasi-totalité des vidéos repérées met en scène des hommes, d’apparence jeune (moins de 30 ans). Beaucoup d’entre eux cultivent une certaine idée de la masculinité hégémonique en donnant des conseils de drague à leurs abonnés ou des formations de musculation pour lutter contre la « crise de la masculinité ». Pour eux, les idées et le corps sont liés. Il faut donc être fort physiquement pour être supérieur intellectuellement. Le physique de leurs adversaires est d’ailleurs souvent attaqué et dépeint comme « fragile » ou « efféminé ».
Ces YouTubers ne font donc pas que défendre une théorie de la suprématie blanche, ils prétendent l’incarner en cultivant et exposant leurs corps et leur force physique.
Le défi des suprémacistes : devenir mainstream
Pour l’instant, il est encore facile d’identifier la composante suprémaciste de ces discours. Leur radicalité a permis à leurs auteurs de se faire des communautés de niche qui ont progressé rapidement, n’ayant pas d’autres alternatives sur la plate-forme de vidéos.
Cependant, cette radicalité comporte ses propres limites. Tout d’abord, la plupart d’entre eux ont été victimes de suppression de la monétisation de leurs vidéos, si ce n’est de leurs vidéos ou de leur chaîne.
Certains sont donc revenus en ouvrant une ou plusieurs chaînes, en perdant au passage une partie de leurs abonnés. Une autre limite tient au discours suprémaciste en lui-même. Ces YouTubers n’ont pas intérêt à être perçus comme tels. Le mot suprémaciste effraie.
Ils tendent donc à dissimuler la dimension raciste de leur opinion politique en présentant leurs réflexions comme « du bon sens », en utilisant des catégories larges comme « occident », « autres cultures » et « racaille » pour éviter d’utiliser le mot race, et ainsi s’inscrivent dans un suprémacisme sans race qui fait écho au concept bien établi de racisme sans race ou de racisme culturel.
Ces concepts permettent de rendre compte de la catégorisation arbitraire des humains en fonction de critères qui ne sont normalement pas innés mais qui sont présentés comme tels. Par exemple, on va réduire l’identité d’une personne à sa religion et déduire de cette religion une série de comportements présentés comme innés.
Qualifier ces YouTubers de suprémacistes au lieu de « fachosphère » permet donc de révéler plus précisément la nature raciste de leurs discours, qui ne vise pas seulement à offenser, mais à construire un propos politique d’organisation du vivre ensemble qui considère une partie de l’humanité comme inférieure.