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Le « moment populiste » en Espagne est passé

Le premier ministre Pedro Sanchez (à gauche) accueillant le dirigeant de Ciudadanos Albert Rivera au Palais de La Moncloa à Madrid, le 7 mai 2019. Gabriel Bouys / AFP

Une impression de déjà-vu semble régner 15 jours après les élections législatives espagnoles qui ont confirmé le parti socialiste (PSOE), première force politique nationale et le Parti populaire (PP) en deuxième position. La grille de lecture qui prévalait avant la crise économique, avec un bipolarisme établi entre ces deux partis majeurs, a retrouvé sa pertinence. Mais ce « retour à la normale » s’est fait aux prix de quelques transformations importantes. Désormais, c’est une forme unique de multipartisme qui dirige le pays ibérique.

Le miracle économique espagnol et sa chute

Le pouvoir espagnol connaissait une régularité remarquable depuis la transition démocratique (1975-1982), étant organisé autour d’une alternance entre les conservateurs (Partido popular, PP) et les socialistes (Partido socialista obrero español, PSOE).

Ceux-ci se taillaient systématiquement la part du lion : que l’un ou l’autre soit temporairement dominant – le PP dans les années 1990, sous la houlette José María Aznar ; le PSOE dans les années 2000, emmené par José Luis Rodríguez Zapatero –, ils se partageaient en moyenne 80 % des voix. Le reste était réparti entre de petites formations régionalistes ou de gauche radicale.

Entre 2004 et 2011, Zapatero était solidement installé au gouvernement et jouissait d’une forte légitimité au niveau national, couplée d’une excellente réputation au niveau européen. Les résultats économiques du pays n’y étaient pas étrangers : stimulée par l’afflux de capital étranger, la croissance du pays était rapide et l’ensemble des indicateurs économiques au beau fixe. En 2006, le chômage était inférieur à celui de la moyenne de la zone euro (8,5 %) et les finances publiques en amélioration constante (surplus de 2 %, dette publique de 39,7 %) et largement dans les limites prévues par les traités européens pour les membres de la zone euro.

L’ancien Premier ministre espagnol Jose Luis Rodriguez Zapatero (Parti socialiste, PSOE) en 2008. Philippe Desmazes/AFP

Cependant, ce développement économique rapide – semblable à celui de l’Irlande sur la même période – était loin de reposer sur des bases solides. Plutôt que de se fonder sur la croissance de la demande intérieure et du secteur industriel, cette croissance était essentiellement due à l’afflux de capital étranger que l’entrée du pays dans la zone euro avait permis (en abaissant nettement les taux d’intérêt), qui s’est concentré dans le secteur des services et a contribué à nourrir le gonflement d’une bulle immobilière. Celle-ci représentait 16 % du PIB à la veille de la crise financière internationale de 2008.

Au moment de l’éclatement de la crise des subprimes, la vulnérabilité de ce modèle – en particulier des caisses d’épargne régionales, extrêmement dépendantes des actifs immobiliers – est apparue au grand jour.

L’éclatement de la bulle immobilière, suivie par l’intervention publique pour renflouer les institutions bancaires, ont conduit à une détérioration rapide des finances publiques espagnoles. Conjuguée à la baisse d’activité économique et une hausse des dépenses publiques, l’Espagne est devenue subitement un objet de préoccupation pour les marchés financiers et les institutions européennes.

De l’austerité au « moment populiste »

Dans ce contexte de pression croissante, Zapatero introduit un premier plan d’austérité budgétaire en janvier 2010, qu’il intensifie quatre mois plus tard. Ensuite, face aux difficultés économiques, sociales et politiques croissantes – la crise des dettes souveraines dans la zone euro, le mouvement des Indignados – il annonce des élections anticipées, organisées en novembre 2011.

C’est un choc pour le PSOE. Le parti enregistre le pire résultat de son histoire et cède sa place à un gouvernement du Parti populaire dirigé par Mariano Rajoy, qui se présente comme le garant de l’orthodoxie budgétaire et annonce 65 milliards d’euros de mesures d’austérité.

L’association des deux partis traditionnels à des politiques d’austérité très impopulaires a fortement contribué à les délégitimer aux yeux de l’opinion publique espagnole. Cette tendance a été renforcée par l’impression d’une complicité implicite entre les deux partis, alimentée par leur adhésion à un discours extrêmement dépolitisant et fataliste : l’austérité budgétaire comme la seule politique économique possible et souhaitable. À grand renfort de métaphores naturelles et de moralisation des enjeux budgétaires.

Les conséquences de l’austérité en Espagne.

Dans ces conditions, la détérioration socio-économique d’une grande partie de la population ne trouvait pas de canaux d’expression politique. Podemos, nouvelle formation politique, naît avec la volonté de construire un front populiste contre l’austérité. En parallèle, Ciudadanos montait en puissance sur la scène politique nationale, en profitant de la désaffection des électeurs à l’égard des partis traditionnels et en se posant comme un parti de cadres défendant une approche non-partisane de la politique, sur le modèle macronien.

Ces partis ont inauguré une rupture avec les partis traditionnels et proposé le dépassement du clivage gauche-droite classique, au profit d’une lecture techno-populiste des affrontements politiques (opposition entre « le peuple » et « les élites » ou entre « les experts » et « les partis traditionnels »).

Leur émergence, surtout, signalait la présence d’un « moment populiste » : ils ont contribué à reconfigurer le paysage politique espagnol, à refaçonner les allégeances partisanes, à redessiner les lignes d’affrontement politiques, leurs acteurs et leur contenu.

La sédimentation d’un nouveau paysage politique espagnol

Ces formations connurent leur premier succès retentissant lors des élections européennes de 2014 et Podemos, en particulier, semblait suivre alors une courbe ascendante irrésistible. Depuis lors, de l’eau a coulé sous les ponts.

Aux élections générales de juin 2016, Podemos ne parvient pas à réaliser le fameux « sorpasso » sur le PSOE et connaît un premier tassement électoral. Sur ces résultats décevants, viennent se greffer des conflits internes entre le numéro un du parti, Pablo Iglesias, partisan d’un repositionnement du parti vers une gauche radicale classique, et le numéro deux, Iñigo Errejón, tenant d’une stratégie populiste, plus transversale et moins conflictuelle. À ces difficultés s’ajoute l’irruption de la question catalane, sur laquelle Podemos ne parvient pas à porter un message audible et convaincant.

D’autres événements contribuent à la recomposition du paysage politique. Le PP, englué dans d’incessants scandales de corruption, s’essouffle et finit par être rejeté dans l’opposition par un vote de méfiance initié par les socialistes. Ceux-ci, emmenés par leur nouveau leader, Pedro Sanchez, renaissent et se repositionnent au centre-gauche de l’échiquier politique ; ils prennent alors les rênes d’un gouvernement minoritaire, ponctuellement soutenu par Podemos.

L’émergence d’une formation politique d’extrême droite, Vox, contribue à fragmenter un peu plus la droite. Face à cette situation (une légitimité retrouvée, une droite divisée et affaiblie, Podemos en déclin), les socialistes appellent à de nouvelles élections, le 28 avril dernier, pour augmenter leur nombre de sièges et en sortent incontestablement vainqueurs.


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À l’issue de ce cycle, le « moment populiste » espagnol semble bien se clôturer. La fluidité des allégeances politiques provoquée par la crise se tarit, et l’on revient à une logique gauche-droite plus classique, articulée autour de l’affrontement de deux blocs : Podemos et le PSOE d’un côté, et Ciudadanos, le PP et Vox, de l’autre.

Retour vers le passé et nouvelle donne

Les différences entre la situation pré-crise et la nouvelle donne sont toutefois notables. Sur un plan quantitatif, le système partisan espagnol sort plus morcelé que jamais de cette phase de reconfiguration, puisque les deux grands partis ne représentent plus désormais que 45 % de l’électorat.

Sur un plan qualitatif, le contenu des oppositions semble s’être transformé : Podemos a permis l’irruption d’un certain nombre de thèmes dans le débat politique (féminisme, lutte contre la corruption et la fraude fiscale, rapport à l’UE et à l’austérité, etc.), le PSOE a opéré un virage à gauche sous la houlette de son nouveau leader, et une nouvelle droite ultraconservatrice a fait son apparition dans le paysage politique et y défend ses positions de manière décomplexée.

Les prochaines élections européennes feront office de test confirmatoire, et pourraient acter le retour de la logique bipolaire en Espagne. Au désespoir des uns, au soulagement des autres.

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