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Le mouvement des « gilets jaunes » est-il vraiment terminé ?

Sur les Champs-Elysées, à Paris, le 15 décembre 2018. Christophe ARCHAMBAULT / AFP

Dès avant le samedi 15 décembre, beaucoup de commentateurs annonçaient la fin prochaine du mouvement des « gilets jaunes », certains semblant surtout l’espérer. Or, si l’on constate en effet une forte baisse du nombre des manifestants à Paris, il est douteux d’une part que le mouvement soit terminé en province, d’autre part que ce soient les annonces du président de la République qui aient vraiment apaisé la colère des manifestants. Pour plusieurs raisons.

La crise est profonde, elle ne se réduit pas à une histoire de taxes

Le mouvement des gilets jaunes peut être replacé dans la longue histoire des révoltes populaires en France, depuis l’Ancien Régime. C’est le moment de lire le livre classique de Charles Tilly, ainsi que la récente Histoire populaire de la France de Gérard Noiriel. Mais aussi de relire nos travaux sur les émeutes des quartiers pauvres des années 1970-2000.

Les mécanismes sont souvent les mêmes. Il survient un événement déclencheur mais qui n’est que l’étincelle mettant le feu aux poudres ou la goutte faisant déborder le vase. Le mouvement des gilets jaunes part ainsi de la contestation de la hausse du prix des carburants automobiles mais, comme on l’a déjà dit sur ce site, il doit être replacé dans un contexte beaucoup plus large.

D’abord un contexte économique. C’est la question de la dégradation réelle ou ressentie du pouvoir d’achat, et celle de la hausse continue de la fiscalité par le biais des impôts indirects (les plus injustes). La question du « budget voiture » est importante car elle englobe celle de l’augmentation du coût du carburant, mais aussi l’augmentation du coût du contrôle technique ainsi que l’augmentation de la taxation non dite que représentent les amendes liées notamment au système de radars automatisés (d’où la très forte hausse des masquages ou des peinturlurages de radars ces dernières semaines, dont on a très peu parlé).

Ceci concerne en particulier les 60 % de Français qui utilisent leur voiture tous les jours. Et ce n’est pas un hasard si l’emblème du mouvement est ce fameux gilet de sécurité de couleur jaune fluorescent, rendu obligatoire pour les automobilistes en 2008 et étendu à tous les véhicules motorisés en 2015.

Mais ce n’est pas la seule question économique et fiscale posée par les manifestants. Il y a aussi d’autres taxes, et puis le smic, les pensions de retraites, etc. Et il y a par ailleurs, à l’autre bout de l’échelle sociale, la question emblématique de l’impôt sur la fortune et de la redistribution des richesses. Au final, c’est une question sociale qui est posée à travers la question fiscale, une question de justice sociale. Et c’est donc aussi une question morale, qui débouche ensuite logiquement sur une question politique et sur l’interpellation directe du pouvoir.

De façon certes fort peu construite, pour ne pas dire parfois essentiellement viscérale, les gilets jaunes voudraient exister et compter politiquement (certains réclament davantage de démocratie directe, d’où la question des référendums d’initiative citoyenne). Ils dénoncent un pouvoir qui décide seul, à Paris, en prenant ses décisions dans l’intérêt des classes supérieures. D’où le réinvestissement de la très classique opposition entre « les pauvres » et « les riches », « ceux d’en bas » et « ceux d’en haut ». D’où aussi la personnification du malaise et le slogan fédérateur des manifestants qui n’est pas « le litre de carburant à 1 euro » mais « Macron démission ».

Ce dernier est perçu depuis longtemps comme un représentant du pouvoir financier qui domine le monde, il est pour beaucoup « le président des riches ». Et ses diverses petites phrases méprisantes sur les classes populaires sont dans tous les esprits. Elles ont été perçues comme des provocations et/ou des humiliations, qui viennent exacerber celles liées à la précarité économique. La colère des gilets jaunes procède fondamentalement de ces sentiments d’humiliation et d’indignation.

Elle engendre donc en retour des besoins de reconnaissance, de réaffirmation d’existence sociale et de rétablissement d’une certaine morale économique et sociale que quelques mesures fiscales limitées, à elles seules, avaient peu de chances de combler. Le premier ministre (sans doute plus proche des élus locaux) semble l’avoir mieux compris que le président de la République, compte tenu de ses annonces dans le journal Les Échos, ce dimanche 16 décembre.

Annonces du Président, appels au calme et tentatives de décrédibilisation

Après avoir fait la sourde oreille en s’abritant – sans succès – derrière la défense de la transition écologique, après les tentatives du ministre de l’Intérieur de rabattre les manifestations parisiennes sur « l’ultra-droite » puis sur « les casseurs », après l’échec des tentatives du premier ministre d’organiser une réunion consultative avec des leaders du mouvement le 30 novembre, et après les spectaculaires manifestations des 1er et 8 décembre, le président de la République a lâché du lest dans son discours du 10 décembre.

Ces annonces ont eu pour effet de diviser en partie les leaders en question, certains s’étant autoproclamés « libres » et ayant été rapidement désignés par le pouvoir et par une partie des journalistes comme des « modérés ». Mais, d’une part, l’autorité de ces leaders – quels qu’ils soient – est plus que limitée : ce sont plutôt des porte-paroles, parfois très suivis sur les réseaux sociaux mais qui ne constituent en aucun cas une représentation. Ils constituent encore moins une coordination d’un mouvement éparpillé sur tout le territoire et qui agrège souvent localement d’autres colères ou d’autres mobilisations d’intérêt local (par exemple les suites du scandale des immeubles effondrés à Marseille, ou encore la question du barrage de Vezins dans la Manche).

D’autre part, la plupart des reportages réalisés par les journalistes dans les jours suivants le discours d’Emmanuel Macron (ici dans le Loiret, là à Lille, ici encore dans l’Indre-et-Loire ou là dans l’Ain et dans le Haut-Rhin, dans les Landes, dans les Pyrénées-Atlantiques, dans le Gard, dans la Sarthe, dans l’Yonne, dans le Maine-et-Loire, en Ile-et-Vilaine, etc.) montraient que la colère des manifestants constituant « la base » (les occupants des ronds-points en province, bien racontés par Florence Aubenas) n’était pas apaisée.

Certes encore, à côté ou dans la foulée de cette annonce présidentielle, nombre de commentateurs sont intervenus dans le débat public pour réclamer le retour à l’ordre voire pour tenter de décrédibiliser le mouvement des gilets jaunes en le réduisant à sa violence. Des intellectuels ont ainsi fait office de chiens de garde, ces « défenseurs de l’ordre bourgeois » que fustigeait Paul Nizan dans son célèbre pamphlet de 1932, qui retrouve de fait une certaine actualité.

Nombre d’éditorialistes et autres chroniqueurs attitrés des grands médias ont, quant à eux, encensé et relayé le discours du président de la République, n’hésitant pas à qualifier d’« extrêmement importantes » voire même d’« historiques » des annonces fiscales en réalité limitées, confirmant leur rôle de « nouveaux chiens de garde » comme disait Serge Halimi il y a quelques années.

Mais, là encore, il est douteux que ceci ait joué un rôle dans le devenir du mouvement des gilets jaunes. De manière générale, ces derniers – à l’image de la majorité des Français – rejettent non seulement les responsables politiques, mais aussi les journalistes. Dans le « Baromètre de confiance dans les Média », on constate depuis plusieurs années qu’au moins la moitié des Français interrogés n’a pas confiance dans les informations diffusées dans les journaux et à la télévision, et que les deux tiers pensent que les journalistes ne sont pas indépendants des pressions du pouvoir politique.

Si la colère semble de moins en moins virulente, c’est donc pour d’autres raisons. Deux d’entre elles semblent particulièrement importantes.

Une répression policière inédite

Comme dans le cas des émeutes, c’est d’abord la répression policière qui a progressivement pour effet de priver les manifestants d’une partie de leurs éléments les plus engagés et de décourager une partie des autres. Débordées par les petits groupes de « casseurs » et de pillards venus participer à la manifestation parisienne du 1er décembre, les policiers présents n’en avaient pas moins procédé déjà à 412 arrestations.

Le samedi suivant, selon les chiffres du ministère de l’Intérieur, ils ont procédé à 1 723 interpellations (dont 1 082 à Paris) et 1 220 gardes à vue, n’hésitant pas à pratiquer des « interpellations préventives » sur la base de la présomption de « délit de participation à un groupement en vue de la préparation de violences ou de dégradations ». Cette nouvelle infraction a été introduite par la droite politique (les rapporteurs étaient MM. Estrosi et Ciotti) dans la loi du 2 mars 2010 « renforçant la lutte contre les violences de groupes et la protection des personnes chargées d’une mission de service public », dans laquelle beaucoup ont vu à l’époque un retour de la loi anti-casseurs de 1970, abrogée en 1982. Confirmant ces craintes, ces interpellations s’apparentent, dans certains cas, à des interdictions de manifester, constituant dès lors des atteintes à un droit constitutionnel fondamental que des avocats ont dénoncées à juste titre.

Le cumul sur l’ensemble des manifestations ayant eu lieu depuis le 17 novembre indiquait déjà le 10 décembre que les policiers avaient procédé à plus de 4 500 interpellations suivies de plus de 4 000 gardes à vue. Si l’on ajoute les opérations menées le samedi 15 décembre partout en France, ce sont donc probablement environ 5 000 personnes qui ont été interpellées, pour la plupart placées en garde à vue et, pour une partie beaucoup moins importante – puisque, en réalité, il n’y avait parfois aucune raison sérieuse de judiciariser et que beaucoup ont été relâchés à l’issue de la garde à vue –, jugées ensuite en comparution immédiate par les tribunaux correctionnels.

A ces arrestations parfois suivies de condamnations s’ajoutent les blessures physiques, impossibles à recenser en l’absence d’organisme centralisant les informations, mais qui se comptent a minima par centaines. En cause d’abord un usage intempestif des « grenades de désencerclement » (dont l’explosion à proximité du corps peut provoquer des blessures graves). Quelques 14 000 tirs de grenades de tout type auraient été effectués lors de la seule manifestation du 8 décembre, ce qui est semble t-il totalement inédit.

A cela s’ajoute des milliers de tirs de Flash-Ball et autres lanceurs de balles en caoutchouc dont la dangerosité est reconnue de longue date et dont le Défenseur des droits a clairement demandé l’arrêt de l’usage lors des manifestations depuis 2015. Il semble même avéré (voir par exemple ici, ici et ) qu’un certain nombre de policiers ont fait un usage illégal de ces armes en tirant à hauteur d’homme et parfois aussi sans respecter la distance règlementaire d’au moins 7 mètres, ce qui constituerait autant de fautes professionnelles graves.

De nombreux manifestants en ont témoigné après les manifestations du samedi 8 décembre, mais aussi des photographes de presse et des journalistes qui en ont également été victimes (24 d’entre eux viennent de porter plainte), confirmant ainsi à leur manière le caractère soit aveugle soit volontairement violent de cette répression policière. Précisons que des policiers armés de pistolets type Flash-Ball ont également circulé à moto ainsi que l’a révélé un journaliste présent sur les lieux – ce qui n’est pas sans rappeler le triste souvenir des « voltigeurs motoportés » de la Préfecture de police de Paris, supprimés après la mort de l’étudiant Malik Oussekine en 1986.

Question sur le degré de violence du gouvernement

Enfin, pour réprimer les manifestants, le gouvernement a eu recours à des types d’unités et des moyens dont l’emploi pose clairement question à la fois sur l’évolution du maintien de l’ordre en France, mais aussi sur le degré de violence dont ce gouvernement est prêt à user pour faire taire la contestation.

En effet, à côté des classiques effectifs de CRS et de gendarmes mobiles ainsi que des classiques groupes de police judiciaire en civil infiltrés pour interpeller les manifestants les plus vindicatifs, le gouvernement a – pour la première fois – décidé d’engager, le 8 décembre, des unités des Brigades de Recherche et d’Intervention (BRI) spécialisées dans le lutte contre le banditisme, et ayant développé plus récemment une compétence en matière d’anti-terrorisme. S’agissait-il simplement de « rameuter un maximum de forces », ou bien faut-il en conclure que les gilets jaunes sont potentiellement assimilables à des gangsters voire des terroristes ?

En outre, le gouvernement avait également décidé d’engager, le 8 décembre, des blindés légers de la gendarmerie. Si un tel engagement avait déjà eu lieu lors des affrontements à Notre-Dame-des-Landes, en avril 2018, et plus anciennement lors des émeutes de novembre 2005, il est inédit en matière de manifestation de rue dans les grandes villes.

Et ce n’est pas tout. L’hebdomadaire Marianne a révélé le 10 décembre que :

« samedi 8 décembre, certains des blindés de la gendarmerie disposés pour la première fois dans Paris étaient secrètement équipés d’un dispositif radical, qui n’aurait été utilisé “qu’en dernier recours” : une réserve de liquide incapacitant. Selon nos sources, la pulvérisation de ce liquide sur une foule de gilets jaunes aurait été capable de « les arrêter net, mettant les gens à terre, même avec des masques ». Chaque engin aurait pu « neutraliser » une surface de plusieurs terrains de football… […] ‘L’autorité politique’, comme le disent les fonctionnaires, aurait approuvé l’éventuel emploi d’un tel produit, qui n’aurait été utilisé qu’en cas de ‘débordement ultime.’ »

Le ministère de l’Intérieur a démenti cette information, mais l’hebdomadaire l’a réitérée quelques jours après dans un nouvel article.

Ainsi, on assiste à la fois à une judiciarisation et à une militarisation du maintien de l’ordre qui constituent, aux yeux de nombreux spécialistes, un dévoiement et un retour en arrière face à un savoir-faire en matière de maintien de l’ordre qui a longtemps fait la réputation de la police française.

Un ancien commandant de CRS se demandait même, ces jours derniers, si l’on n’assistait pas au « premier pas vers le renoncement à la liberté de manifester qu’il a fallu plus d’un siècle à conquérir ». Cette perspective est alarmante pour la démocratie française. Et, accessoirement, elle risque fort de renforcer un malaise policier déjà largement palpable depuis les attentats de 2015, le mouvement « Nuit debout » et les manifestations contre la loi sur le travail en 2016.

Le mouvement des gilets jaunes s’épuise mais pourrait renaître demain sous d’autres formes

Une deuxième série de raisons laisse penser que le mouvement des gilets jaunes va probablement s’épuiser au fil du temps, raisons qui sont liées précisément à ce temps lui-même. Car l’épuisement est double.

Il est, d’abord, celui des acteurs directs du mouvement. Une partie (qui ne se réduit en aucun cas aux « casseurs ») a donc été écartée du mouvement par la répression policière puis judiciaire. Pour ceux qui restent, la mobilisation a également un coût. Si l’on en juge par l’étude de leurs profils que les chercheurs commencent à constituer, la plupart des gilets jaunes travaillent et ont une vie de famille. Ils ne peuvent pas rester mobilisés ainsi sur les ronds-points pendant des mois, dans des conditions qui seront de surcroît physiquement (l’hiver) et moralement (une baisse du soutien du reste de la population) de plus en plus difficiles. Et ce, malgré les solidarités parfois fortes qui se sont constituées sur et autour les ronds-points.

C’est ensuite le soutien passif du reste de la population qui risque de s’épuiser avec le temps. On l’a déjà dit, les gilets jaunes tirent une large partie de leur énergie du soutien dont ils bénéficient dans la population générale, qui se mesure dans les sondages mais aussi de façon concrète dans la vie quotidienne (par les coups de klaxon, par la présence d’un gilet jaune posé derrière le pare-brise des voitures, les appels de phare et les saluts de la main donnés par les automobilistes au passage des barrages filtrants).

Cette approbation est très importante dans le sentiment de légitimité morale qu’ils ressentent. Inversement, si ce soutien s’affaisse, ils se sentiront de moins en moins légitimes et seront de moins en moins motivés. Selon les sondages, ce soutien avait un peu diminué après le discours d’Emmanuel Macron, le 10 décembre dernier, mais il restait majoritaire. Il n’est pas certain qu’il le restera encore longtemps après les nouvelles annonces du Premier ministre le 16 décembre et, par ailleurs, le dialogue ouvert par de nombreux maires localement (beaucoup ont ouvert des « cahiers de doléances »).

« Les enfants des gilets jaunes »

Pour conclure, on ne se risquera pas ici à prédire un quelconque avenir. D’autres actions du gouvernement peuvent raviver la colère à tout moment. La survenue d’autres événements ou d’autres mobilisations peuvent renforcer ou, au contraire, affaiblir le mouvement. Des événements peuvent déplacer le regard public vers d’autres préoccupations (comme la menace terroriste, que certains utilisent pour dire aux gilets jaunes de se taire) et rendre moins légitime ou moins urgent le mouvement en cours.

Mais, à l’inverse, la colère peut s’étendre à d’autres mobilisations parallèles comme celle des lycéens et étudiants. Au demeurant, les premières observations de la géographie des mouvements lycéens surprennent les observateurs et ont déjà fait émerger la question de savoir si une partie de ces adolescents nouvellement engagés ne seraient pas « les enfants des gilets jaunes ».

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