Aliment emblématique de la culture française, empreint de dimensions identitaires et symboliques, le pain est aussi un miroir de l’évolution de nos modes de vie. De moins en moins consommé au petit déjeuner ou en accompagnement des plats, il l’est de plus en plus sous forme de sandwichs ou de hamburgers, notamment par les jeunes. Si d’un point de vue nutritif il reste le premier contributeur en glucides et fibres dans le régime alimentaire des adultes, sa consommation globale est très nettement en baisse depuis un siècle, puisqu’elle est passée de 900 grammes par jour en moyenne en 1900 à une centaine de grammes aujourd’hui.
En même temps, les Français privilégient encore aujourd’hui les établissements artisanaux pour acheter leur pain, avec des produits jugés plus qualitatifs. Ces comportements sont notamment renforcés par la tendance sociétale vers une nourriture plus saine et consciente, ainsi que par la succession des crises sanitaires : les consommateurs se soucient de plus en plus des aliments qu’ils ingèrent et sont ainsi d’autant plus demandeurs de produits artisanaux, auxquels ils associent qualités gustatives et nutritionnelles.
Historiquement, c’est au hasard qu’est le plus souvent attribué l’invention du pain par les Égyptiens : de la pâte sans levain (eau, lait et farine d’orge et de millet) aurait été oubliée, se serait « gâtée » mais aurait été cuite malgré tout. Ainsi aurait eu lieu la découverte du pain avec levain. Depuis, l’histoire du pain est intimement mêlée aux innovations techniques, tant dans le processus de fabrication que dans l’évolution des outils.
Mais à celles-ci s’ajoutent un certain nombre d’innovations sociales, organisationnelles ou réglementaires, tout aussi fondamentales – par exemple le développement d’alternatives autour de filières territorialisées ou de chaînes locales. C’est cette intrication que nous avons pu mettre en évidence dans le cadre d’une recherche dédiée à l’innovation de ce produit du quotidien.
Le pain fait partie de la nourriture de base de l’homme depuis que ce dernier a compris l’intérêt de la culture et de la sédentarisation. La domestication d’espèces végétales à intérêt alimentaire, dont font partie les céréales panifiables, marque une double rupture démographique importante : la densification et la sédentarisation. Le pain est le symbole de ces évolutions majeures, en particulier en France.
Selon l’historien espagnol Benigno Cacérès, toute l’histoire de l’humanité est comme « rythmée par la production des céréales panifiables : des révoltes, des guerres, des conquêtes se sont déclenchées à cause du pain. Objet de pouvoir, il sera vite réglementé : son poids, son prix, ses ingrédients et bien sûr l’organisation de la profession de boulanger. Mais avant le boulanger, il y a le meunier et les paysans : c’est toute une architecture sociale qui repose sur la protection et la commercialisation du pain ».
Pour obtenir du pain, il faut trois composants dont l’action est complémentaire et indissociable : l’amidon qui fournit les sucres ; le gluten qui assure la cohésion de l’ensemble ; et enfin la levure qui produit la levée et l’allègement de la pâte. Cette association se fait à partir de trois ingrédients : la farine (issue de céréales panifiables – blé tendre (froment), épeautre ou seigle), l’eau, et en général, le sel, ajouté pour ses propriétés gustatives.
De la cueillette à la culture
Avant le pain, il y eut le blé. Des recherches récentes des restes d’un foyer en Jordanie montrent cependant que du pain avait en réalité déjà été produit il y a 14 000 ans, quatre millénaires avant le début de l’agriculture. Si l’exploitation des céréales n’est pas courante à cette époque, il semble que la préparation et la consommation de produits semblables au pain (aliments à base de racines par exemple) précédent d’au moins 4 000 ans l’émergence de l’agriculture.
Cependant, les repas à base de céréales comme le pain ne deviennent des aliments de base que lorsque, semble-t-il, s’établit l’agriculture fondée sur la culture des céréales, d’abord dans le « Croissant fertile », au Moyen-Orient, puis dans d’autres régions dont l’Europe. C’est au cours de cette période appelée « Révolution néolithique », il y a de cela 100 000 à 5 000 ans, que l’homme commence à gérer la production de son environnement et qu’il passe de prédateur/cueilleur à cultivateur.
La première série d’innovations en lien avec le pain concerne donc d’abord ce passage de la cueillette vers la culture : l’innovation est autant sociétale – puisqu’il s’agit de passer d’un mode de vie itinérant en fonction des stocks de nourriture à un mode de vie sédentaire autour d’une culture – que technique (domestiquer des variétés, préparer le sol, semer, récolter, et conserver les grains).
Cette première série se poursuit par une seconde série d’innovations technologiques déterminantes, qui conduit l’humanité à savoir extraire la farine et à la transformer en pain. Les techniques de transformation du blé permettent progressivement d’améliorer le produit. Les céréales sauvages, ancêtres du blé domestiqué (orge, millet et seigle d’abord, puis épeautre et blé) sont brisées, décortiquées, écrasées, moulues à la main, pierre par pierre, tamisées puis mélangées à de l’eau et cuites sur des braises ou des pierres chaudes.
À Rome, l’aliment de base
L’invention du pain au levain est attribuée aux Égyptiens, qui avaient découvert les effets « magiques » de la fermentation. Pour réaliser ce pain, ils prennent soin d’ajouter un morceau de pâte restant de la veille au mélange de grains moulus et d’eau. Ces « pâtes mères » sont d’ailleurs considérées comme des objets sacrés d’origine presque surnaturelle dans les maisons égyptiennes.
Ces savoir-faire sont ensuite transmis aux Grecs, qui associent au pain des significations religieuses importantes. À l’époque, il existe plus de 70 variétés de pain et on utilise, pour faire lever la pâte, des levures issues du vin et conservées dans des amphores. Vers le début du Ve siècle av. J.-C., les Grecs inventent le moulin à trémie d’Olynthe, allégeant ainsi le travail des meuniers. Surtout, ils développent le métier de boulanger, qui bénéficie alors d’un grand prestige : chaque ville a un four public et l’espace est organisé autour de la cuisson de la pâte.
À l’époque de l’Empire romain, l’empereur doit garantir l’accès au pain pour la population, qui est l’aliment de base d’une grande partie de celle-ci. Plusieurs innovations techniques et organisationnelles ont lieu durant cette période : les Romains reprennent le mode de fabrication grec à base de levure provenant du moût de vendange, et perfectionnent le pétrissage. Ils améliorent le système des moulins en 100 av. J.-C. en utilisant la force de l’eau : de grosses roues plongées dans le courant actionnent les meules et viennent remplacer les esclaves. Un collège de meuniers-boulangers ainsi que de grandes meuneries-boulangeries voient le jour dans la cité.
Les plus riches mangent des pains de farine blanche, les pauvres un pain de farine et de son, les esclaves du pain d’orge. Le gradilis est un pain distribué aux gens pendant les jeux dans les amphithéâtres, pour honorer la promesse de distribuer le pain et le plaisir aux gens. Il arrive qu’il soit distribué gratuitement à la population pauvre de Rome pour éviter les émeutes.
Au Moyen Âge, un sujet royal
Au Moyen Âge, la place du pain prend encore plus d’importance dans l’alimentation. Vers 630, on trouve les premiers écrits concernant la réglementation de la vente et pesage du pain, qui est attribuée à Dagobert. Les boulangeries se situaient dans les cours royales, les villes fortifiées et les abbayes. Annonçant ce qui deviendra la filière, le boulanger ou « talmelier » s’occupe de l’ensemble des opérations, de l’approvisionnement, depuis l’achat des céréales, jusqu’à la vente à l’ouvroir (fenêtre-comptoir de la boutique).
Au fur et à mesure que le pouvoir royal renforce son pouvoir, la qualité, le prix et le contrôle du pain, aliment de base de la population, sont soumis à de nombreuses règles édictées par l’État. En 1217, le boulanger doit obtenir une autorisation du roi pour exercer. Au XIIIe siècle, à Paris, Étienne Boileau rédige, à la demande de Saint-Louis, le livre des Métiers, qui indique que l’apprentissage du métier de « talmelier » dure cinq ans à partir de l’âge de quatorze ans ; au moment de devenir patron, il doit être en mesure d’acheter un fonds de commerce et de payer régulièrement les taxes en usage. En 1260, la corporation des boulangers voit le jour à Paris, qui poursuit la réglementation.
Le pain et les céréales nécessaires à son élaboration sont l’objet de très nombreuses innovations entraînées par sa place centrale dans l’alimentation et l’impact commercial de cette position : améliorer la production du pain et son goût, et accroître les rendements pour obtenir un excédent commercialisable. Les stocks et les produits transformés à partir de céréales (pain et bière) servent en effet également comme moyens de paiement.
Accélérations techniques
Dès la Renaissance, le développement des sciences se traduit par à des avancées en matière de technologie meunière et boulangère. Apparus en France en 400 ap. J.-C., les moulins à eau se comptent par centaines de milliers au XIIIe siècle. Ces innovations vont affecter la production de la farine, jusqu’à leur remplacement à la fin du XIXe siècle par des minoteries industrielles.
Le premier pétrin est inventé en 1751 et se perfectionne surtout au XIXe siècle, devenant mécanique en même temps que les machines à mouture se peaufinent. Parmentier ouvre la première école de boulangerie en 1780. Durant la Révolution française, le décret du 17 mars 1791 supprime les corporations et donne le droit aux boulangers d’exercer librement leur métier.
L’invention du microscope au XVIIe siècle bénéficie aux premiers travaux scientifiques applicables à la levure, et la fermentation par la levure de bière se développe. La production de pain se diversifie et on ne consomme plus de pains de pois, de fèves ou de glands sauf en période de disette. C’est en 1860, que Louis Pasteur identifie la levure comme le micro-organisme responsable de la fermentation alcoolique, et très rapidement ensuite à partir de 1867, la fabrication industrielle de la levure se développe.
Heudebert développe en 1903 en France un pain dont la recette sera utilisée durant la Première Guerre mondiale pour fabriquer les pains de longue conservation. La période d’après-guerre accélère l’utilisation de nouvelles techniques : le pétrin mécanique, puis le pétrin à deux vitesses, la panification directe à la levure, le façonnage mécanique, les premières diviseuses. Ces évolutions vont progressivement se traduire par une concentration de la production de farines autour de grands moulins même si la fabrication et la distribution de pain restent dominées par l’artisanat. Le système industriel est en place.
Faire son pain soi-même
Du point de vue du processus d’innovation, l’industrie agroalimentaire est paradoxale à plusieurs titres. Elle est considérée comme d’un faible niveau technologique, et les entreprises du secteur innovent pourtant au même titre que les entreprises des autres secteurs industriels. Si on lui demande de fournir une alimentation parfaitement sûre sur le plan sanitaire, variée et bon marché, les consommateurs réclament des produits qui soient le plus proche possible d’aliments naturels.
Alors que quelques dizaines de groupes internationaux représentent la grande majorité des emplois et dominent le marché, le secteur se compose en France à 98 % de TPE et PME qui élaborent une très grande variété de produits et innovent en permanence. On y trouve ainsi à la fois des technologies de pointe et la préservation de gestes manuels fondamentaux.
Alors que le pain conserve une place de premier choix dans l’alimentation des Français, faire son pain soi-même est une tendance en hausse, favorisée par les épisodes récents de confinement. Les hausses spectaculaires des ventes de farines (+135 % du CA sur la période de confinement, par rapport à l’année précédente) ou de levure et sucre aromatisé (+148 %) illustrent bien cela.
Du fait de la succession des crises sanitaires, les consommateurs n’ont jamais été aussi inquiets vis-à-vis des aliments qu’ils ingèrent. Le consommateur est en quête de sens, facilement nostalgique d’une tradition perçue plus authentique et il plébiscite les critères éthiques comme les produits naturels, l’origine France ou régionale, l’écologie, le développement durable, la proximité. Il est prêt à payer plus cher pour des signes de rassurance sur la qualité, sur la provenance du produit et le lien social symboliquement associé au pain acheté directement au producteur ou en circuit court.
Pour autant, certaines entreprises agroalimentaires cherchent quant à elles à capter de la valeur en innovant et en développant des produits pour des marchés de niche. Ainsi, pour des raisons de santé, des produits sont créés de manière à répondre aux besoins de populations spécifiques comme les seniors.
Le pain, c’est toute histoire, et à l’heure post-Covid, de la quête de sens et du développement durable, il n’a donc pas fini d’évoluer !