Menu Close
L'affiche du film de Joseph L. Mankiewicz, Cléopâtre (1963) avec Elisabeth Taylor.

Le parfum de Cléopâtre était-il vraiment envoûtant ?

A-t-on réellement réussi à reconstituer le parfum de la célèbre reine d’Égypte, comme le laissent entendre deux archéologues américains ?

On a souvent discuté de la longueur du nez de Cléopâtre, de la manière dont elle s’est donné la mort (avec ou sans serpent), ou encore, plus récemment, des « sextoys » dont elle aurait pu faire un usage plus ou moins vorace.


Read more: Un an après : Pourquoi Cléopâtre n’a pas inventé le vibromasseur


Durant l’été 2019, on aura surtout débattu au sujet des senteurs de la reine, grâce à deux archéologues américains, Robert Littman et Jay Silverstein, de l’Université de Hawaï, qui disent avoir recréé le parfum qu’aurait pu porter la fameuse souveraine.

L’annonce dans les médias a immédiatement connu un certain succès car elle entre en résonance avec certains fantasmes étroitement liés à l’ancienne reine d’Égypte et déjà bien exploités par le cinéma : pensez aux bains luxueux de Monica Bellucci ou d’Elizabeth Taylor.

Parmi les rumeurs infondées, on raconte souvent que Cléopâtre aimait à se plonger dans des bains de lait d’ânesse pour adoucir sa peau. En fait, c’est une invention publicitaire, datant du milieu du XIXe siècle, dont le but était de faire la promotion commerciale du lait en question.

La myrrhe, une résine naturelle.

Peut-être plus sérieusement, le médecin et écrivain antique Galien (130-210 apr. J.-C.) mentionne un ouvrage sur les cosmétiques qu’aurait écrit Cléopâtre. Mais il n’est pas non plus exclu qu’il se réfère à une tradition sans véritable fondement historique ; les soins du corps cadrant parfaitement avec l’image traditionnelle de la reine présentée comme une séductrice, forcément très attentive à son physique.

Des résidus de parfums découverts à Thmouis

Les deux collègues de l’Université d’Hawaï ont mené des fouilles sur le site de Tell El-Timai, l’ancienne Thmouis, en basse Égypte, à l’est d’Alexandrie. Le site est bien connu pour avoir notamment révélé de magnifiques mosaïques représentant la reine Bérénice II, une ancêtre de Cléopâtre, au IIIe siècle av. J.-C.

C’est dans les ruines d’une maison de cette époque que les archéologues ont découvert, en 2012, un récipient qui contenait encore des résidus de parfums. Ils avancèrent alors, non sans vraisemblance, l’hypothèse que la demeure ait pu être celle d’un marchand de cosmétiques qui vécut là, durant les premières décennies de la dynastie des Ptolémées, dont Cléopâtre sera, environ 200 ans plus tard, la dernière représentante.

Mosaïque représentant Bérénice II (Thmouis, ca. 245-200 BCE ; Musée gréco-romain d’Alexandrie, inv. 21.739). Photographie par A. Pelle Centre d’Études Alexandrines/CNRS, courtesy de Jean‑Yves Empereur, Directeur. Ancient history encyclopedia, CC BY

Un épais parfum huileux

A partir des résidus et avec la collaboration de deux spécialistes en parfumerie, Dora Goldsmith et Sean Coughlin, les deux archéologues ont recréé l’antique parfum qui était contenu dans les jarres de Thmouis.

Le résultat est un mélange à base de myrrhe, une résine naturelle provenant d’un arbre qu’on trouve surtout au sud de la péninsule Arabique. Les chercheurs y ont ajouté de la cardamone, de l’huile d’olive et quelques pincées de cannelle.

Le produit obtenu se caractérise par une assez forte fragrance, à la fois musquée et épicée, tandis que sa texture est plus épaisse que celle de nos parfums actuels. En fait, il s’agit plus d’une huile parfumée que d’une eau de parfum.

Cela était d’ailleurs la norme à l’époque : les parfums les plus courants étaient à base d’huile dans laquelle on faisait macérer des aromates, des épices ou des fleurs.

Pas de pschitt mais de longs massages

Deux ou trois petits pschitts furtifs n’auraient pas suffi à vous parfumer pour la journée. Il vous fallait les services d’esclaves qui vous enduisaient le corps de la tête aux pieds et vous massaient longuement après le bain.

La reconstitution proposée par les chercheurs paraît convaincante. Il y a de fortes chances qu’elle ressemble à l’huile odorante dont s’enduisaient les riches de l’époque des Ptolémées.

En 2005, une autre chercheuse, Mandy Aftel, était déjà parvenue à recréer une huile parfumée, riche en myrrhe, à partir de restes retrouvés sur une momie du Iᵉʳ siècle apr. J.-C.

Le résultat obtenu par Littman et Silverstein, tout en confirmant les travaux d’Aftel, n’en est pas moins appréciable, d’autant plus que le grand public peut en expérimenter la fragrance jusqu’au 15 septembre 2019, dans le cadre d’une exposition consacrée aux reines d’Égypte (« Queens of Egypt »), au National Geographic Museum, à Washington.

Cependant, il n’est pas du tout certain que Cléopâtre se soit fait enduire d’une huile de ce type. Il s’agissait d’un produit courant chez les membres de la classe dirigeante de l’époque, c’est-à-dire les notables, fonctionnaires, commerçants et artisans qui se parfumaient pour sentir bon, mais aussi pour se distinguer de la masse des paysans. Se parfumer faisait alors partie d’une stratégie de distinction sociale.

L’huile parfumée à la myrrhe était certes un produit de luxe, mais elle devait sembler banale aux yeux de Cléopâtre qui, selon l’idéologie officielle, était une déesse incarnée. Elle se voulait même « inimitable » par le commun des mortels, en tant que « déesse-reine ».

Elizabeth Taylor dans le rôle de Cléopâtre se faisant masser, scène du film Cléopâtre de Mankiewicz, 1963.

Cléopâtre, productrice de parfums

Dans le cadre de l’économie dirigiste qui prévalait dans son royaume, il est très probable que Cléopâtre ait possédé ses propres ateliers de fabrication de parfums et, plus généralement, de cosmétiques. C’était une question de prestige pour elle, mais cela présentait aussi des avantages financiers.

Vers 37 av. J.-C., Cléopâtre demanda à son amant Marc Antoine, alors maître de l’Orient romain, de lui offrir le territoire de Jéricho, en Palestine, où poussaient des arbres produisant un baume de grande valeur. Pour satisfaire sa maîtresse, Marc Antoine en expropria Hérode, roi de Judée. Cléopâtre voulut aussi contrôler la route des aromates, dont l’acheminement, notamment par des caravanes, était assuré par les Nabatéens, peuple de la Jordanie et de l’Arabie actuelles.

Les Nabatéens ne se contentaient pas d’assurer l’acheminement de ces produits ; ils les transformaient et fabriquaient des parfums qui étaient commercialisés dans de petites fioles en forme de poire.

En partie dépossédé par Cléopâtre, le roi nabatéen Malichos Ier se vengera en 30 av. J.-C., après la défaite de la reine à Actium, face au futur empereur romain Auguste : il fera brûler la flotte de Cléopâtre stationnée en mer Rouge.

Le parfum comme signe extérieur de puissance

Le parfum était alors vu comme une grande richesse et une source de profit, de même que le seront plus tard la soie ou le pétrole. Sa fabrication et sa possession n’avaient que peu à voir avec le charme et la séduction. Cléopâtre n’avait pas besoin de philtres d’amour. Il s’agissait surtout pour elle de manifester sa toute-puissance à la fois économique et politique.

C’est pourquoi, lors de ses apparitions publiques, elle faisait abondamment répandre de coûteux parfums, comme lors de son arrivée à Tarse, dans l’actuelle Turquie, où elle avait rendez-vous avec Marc Antoine, en 41 av. J.-C.

Tandis qu’elle remontait le cours du Cydnus, la rivière qui devait la mener jusqu’à la ville, « des serviteurs, sur le pont du navire, faisaient brûler des parfums qui embaumaient les rives du fleuve », écrit Plutarque (Vie d’Antoine, 26).

Les parfums jouaient un rôle propagandiste lors des grandes cérémonies où la reine affirmait son caractère divin, tout en flattant les sens de ses sujets réunis.

Aujourd’hui, l’usage des parfums s’est démocratisé, mais la publicité qui en fait la promotion s’inscrit souvent dans une étonnante continuité impériale ou olympienne qu’aurait certainement appréciée Cléopâtre.


Christian-Georges Schwentzel est l’auteur de « Cléopâtre, la déesse-reine », Payot, 2014.

Want to write?

Write an article and join a growing community of more than 182,400 academics and researchers from 4,942 institutions.

Register now