Menu Close

Le Pérou à la dérive ou sauvé du naufrage ?

Le président  péruvien Francisco Sagasti.
Le président péruvien Francisco Sagasti quitte le bâtiment du Congrès après sa prestation de serment à Lima le 17 novembre 2020. Luka Gonzales/AFP

Entre le 9 et le 16 novembre, le Pérou a connu trois présidents en l’espace d’une semaine. Le 9, Martin Vizcarra, en poste depuis mars 2018, était destitué par ce qu’il faut bien appeler un coup d’État parlementaire. Le président du Parlement, Manuel Merino, a été intronisé à sa place, ce qui a suscité de grandes manifestations violemment réprimées par le nouveau pouvoir. Ce dernier n’a toutefois pas pu tenir longtemps : face à la contestation populaire, Merino a démissionné dès le 16 novembre, cédant le poste au député Francisco Sagasti, chargé de gérer la transition jusqu’aux prochaines élections générales, prévues en avril 2021.

Comment en est-on arrivé là, et que peut-on attendre des prochains mois ?

Un putsch immédiatement condamné de toutes parts

Le soir même du coup d’État, l’archevêque de Lima, Carlos Castillo, a déclaré à la radio :

« Je demande que les parlementaires rectifient la décision qu’ils ont prise. Nous avons besoin de personnes qui aient du discernement, de la sagesse et qui voient de manière stratégique les besoins de l’ensemble du pays. »

Le prix Nobel de littérature Mario Vargas Llosa s’est exprimé lui aussi sans ambiguïté, dans une interview enregistrée le 13 novembre :

« C’est une situation absolument lamentable de confusion et d’anarchie. [Le Parlement a agi] à l’encontre de la Constitution et de l’État de droit. […] Je pense que M. Merino – il faut le dire d’une façon catégorique – trahit les meilleures traditions du parti Action populaire. »

Le Pérou et la démission de Manuel Merino autoproclamé président.

Les fausses informations visant à discréditer les protestations de rue ont circulé à tout-va, tandis que de nombreuses personnalités – la chanteuse Susana Baca, le ministre de la Culture Alejando Neyra, la présidente du CONCYTEC (équivalent du CNRS), démissionnaient, et les journalistes de la télévision publique dénonçaient les pressions exercées pour les empêcher de montrer les manifestations en cours.

Un imbroglio inextricable

L’objectif du calendrier électoral défini fin 2019 était de rétablir un ordre institutionnel avant les grandes élections du Bicentenaire : le Pérou célébrera en 2021 les deux cents ans de son indépendance et des manifestations culturelles sont préparées dans tout le pays, depuis dix ans, dans un esprit d’unité et de fierté nationales. Le président qui doit être élu en 2021 sera investi précisément le jour de la célébration des deux cents ans de vie indépendante et républicaine, le 28 juillet 2021.

Mais, depuis des années, la situation du Pérou est un imbroglio inextricable. En 2016, le président Pedro Pablo Kuczcynski (droite libérale) a été élu avec une très faible avance (0,1 %) sur Keiko Fujimori (droite nationaliste, fille de l’ancien président Alberto Fujimori, qui dirigea le pays d’une main de fer jusqu’en 2000). Kuczcynski a démissionné en 2018, alors qu’il était sur le point d’être destitué par le Parlement pour corruption.

C’est alors que Martin Vizcarra, son vice-président, a assumé la présidence, conformément à la Constitution. Son action a été constamment bloquée par le pouvoir législatif : les fujimoristes de Force populaire étaient majoritaires en 2016, avec 58 élus. Le président Vizcarra a été confronté à l’échec du vote de confiance sur le processus de désignation des juges du Tribunal constitutionnel après d’autres atermoiements, en septembre 2019, en particulier sur la réforme du système universitaire. Une commission permanente a géré les affaires courantes avant les élections anticipées de janvier 2020. Ce scrutin n’a pas éclairci la situation : neuf partis ont obtenu entre 6 à 10 % des voix, aucun parti n’a gagné les élections, la droite, le parti historique Action populaire est arrivé en tête (10 %, 25 députés), allié au fujimorisme et aux autres partis pour bloquer l’exécutif dans son action ; des élus d’un parti évangélique éloigné des traditions politiques péruviennes ont fait leur entrée dans l’hémicycle avec 15 élus (8 %). Le parlement a pris ses fonctions le premier jour du confinement pour cause de pandémie.

La corruption dévore le pouvoir politico-judiciaire

Les prédécesseurs de Kuczcynski (2016-2018), Ollanta Humala (2011-2016), Alan Garcia (2006-2011) et Alejandro Toledo (2001-2006), soit tous les présidents élus depuis 2000, ont été condamnés pour corruption. Les deux derniers ont été emprisonnés de même que la candidate à la présidence Keiko Fujimori.

Les différents présidents péruviens de 1990 à 2020
Combinaison d’images des différents présidents péruviens de 1990 à 2020 : Alberto Fujimori (en haut, G) (1990-2000) ; Alejandro Toledo (en haut, C) (2001-2006) ; Alan Garcia (en haut, D) (1985-1990 et 2006-2011) ; Ollanta Humala (en bas, G) (2011-2016) ; Pedro Pablo Kuczynski (en bas, C) (2016-2018) ; et Martin Vizcarra (en bas, D) (2018-2020). AFP

Alan Garcia s’est suicidé et Alejandro Toledo, installé aux États-Unis, est sous le coup d’un mandat d’arrêt international. Alberto Fujimori, âgé de 82 ans, et son conseiller issu des services secrets, Vladimir Montesinos, sont en prison depuis vingt-cinq ans, tout comme les leaders de la guérilla du Sentier lumineux, également octogénaires.

L’or et le cuivre sont les principaux minerais exportés du Pérou ; l’exploitation de ces ressources provoque la destruction de l’environnement comme au Brésil, voisin immédiat de l’Amazonie péruvienne.

Sous le mot de corruption, il faut comprendre les scandales des multinationales des travaux publics dont la Brésilienne Odebrecht, les transports publics inefficaces, le blanchiment d’argent issu du trafic de cocaïne, le trafic d’influence auprès des juges et du parquet (334 magistrats inculpés dans l’affaire des « cols blancs » en 2018), les diverses mafias et les formes de traite humaine pour extraire les richesses du pays.

Pérou : le scandale de corruption Odebrecht qui fait trembler l’Amérique du Sud.

Un des négoces rentables stoppés par la Surintendance des Universités a été le fonctionnement de pseudo-universités recevant des droits d’inscription juteux et sans qualité scientifique. Ces universités ont dû fermer et l’un des projets immédiats du pouvoir investi le 10 novembre a été de remettre en cause la réforme universitaire, grâce aux interventions de personnalités en faveur de ces établissements.

Le 15 novembre 2020, après les manifestations dans tout le pays et la mort de deux étudiants, les tractations ont été intenses pour qu’un nouveau chef d’État soit désigné, émanant du Congrès conformément à la Constitution. Francisco Sagasti, scientifique et parlementaire du Parti Violet (Morado), le seul parti qui se soit opposé en bloc au coup d’État, a finalement obtenu le vote requis pour proposer un gouvernement.

Influences boliviennes ?

La décapitation du pouvoir exécutif au Pérou est survenue le lendemain de l’investiture du nouveau président élu de la Bolivie, Luis Arce, qui fut ministre de l’Économie de Evo Morales. La victoire de Luis Arce a surpris : il a gagné avec une avance de 26 % sur le candidat de centre droit Carlos Mesa. La sénatrice Jeanine Añez, présidente de la république autoproclamée (comme Manuel Merino) un an plus tôt, avait renoncé à être candidate dans les derniers mois du fait des accusations de corruption la visant dans sa gestion de la pandémie.

Bolivie : Luis Arce, le dauphin d’Evo Morales, officiellement investi président.

Le retournement de situation en Bolivie peut avoir joué dans l’accélération des manœuvres à Lima, le nouveau régime bolivien issu des élections du 18 octobre étant aux antipodes des partis représentés par Merino et Añez.

Le Pérou confronté à la Covid-19

Les mesures de confinement prises au Pérou par Martin Vizcarra dès le 16 mars ont été drastiques. Du jour au lendemain, le pays a été confiné, le couvre-feu établi, les aéroports fermés, la circulation des véhicules interdite, les écoles et les universités en enseignement à distance jusqu’en mars 2021, tandis que le système sanitaire se trouvait dans l’incapacité d’arrêter la contagion. Le gouvernement a distribué des bons pour aider les familles en situation de grande précarité. Cependant, la distanciation sociale imposée a été mise à mal lors des rassemblements pour recevoir des aides vitales et subvenir aux besoins des familles sans comptes bancaires.

Les Péruviens ont tout de suite commencé à porter des masques. Des respirateurs artificiels ont été conçus sur place dans l’urgence, tandis que tout un négoce autour des ballons d’oxygène se développaient avec des marchands ambulants attendant la clientèle. Des dizaines de milliers de provinciaux se sont mis en route pour essayer de rentrer à pied dans leurs villes d’origine et fuir l’épidémie tandis que les émigrants vénézuéliens se mettaient aussi en marche pour regagner Caracas, n’ayant même plus les ressources précaires des emplois de rue.

Covid-19 au Pérou : plus de 5 000 morts, l’oxygène est devenu une denrée rare.

En mai, 200 000 personnes étaient inscrites auprès des autorités pour être rapatriées dans les départements d’origine, tandis que l’ambassade de France faisait le maximum pour obtenir des vols retours, résultants de négociations éprouvantes avec les autorités locales afin de rapatrier 2 300 Français d’un pays où les étrangers étaient devenus importuns ; les rares arrivants d’Europe restaient confinés, pendant une quatorzaine stricte, avant de regagner leurs domiciles.

Malgré les mesures sanitaires qui perdurent et l’état d’urgence prolongé jusqu’au 30 novembre (toute réunion qui implique la concentration de personnes est interdite, de sorte que les manifestations contre le coup d’État étaient illégales), le Pérou a affiché le taux de mortalité le plus élevé du monde (35 400 décès). La Chine a testé ses vaccins auprès de 9 000 volontaires. Les premières vaccinations sont attendues avec impatience pour décembre 2020.

Les relations avec la Chine

Le tourisme, qui a apporté au Pérou 4 milliards d’euros en 2019, a été l’agent propagateur du virus en plein été austral. Le Pérou a développé l’industrie touristique au cours des vingt dernières années pour atteindre 4,5 millions de visiteurs en 2019. 50 000 touristes chinois étaient attendus en 2020, après l’arrivée d’un contingent de 47 000 Japonais en 2019, pour ouvrir de nouveaux circuits commerciaux avec l’Asie, après l’Europe. Fin novembre 2019, l’aéroport de Lima avait fini d’ajuster toute sa signalisation pour les nouveaux hôtes asiatiques.

Le ministre péruvien des Affaires étrangères Gustavo Meza Cuadra et son homologue chinois Wang Yi, à Pékin, le 29 novembre 2019
Le ministre péruvien des Affaires étrangères Gustavo Meza Cuadra et son homologue chinois Wang Yi, à Pékin, le 29 novembre 2019. Florence Lo/Pool/AFP

La Chine est devenue le premier partenaire commercial du Pérou : 24 % des importations arrivent de Chine et 21 % des États-Unis, 27 % des produits sont exportés en Chine, les États-Unis restant le second partenaire pour 16 %, loin devant les autres pays.

L’agriculture entière du Pérou est tournée vers l’exportation. Des cultures sont introduites ou développées, destinées au marché extérieur, occupant les sols et les hommes dans des conditions d’exploitation intensive : les fruits de l’avocatier qui remplissent les étals français exigent des ressources en eau faramineuses (1 000 litres d’eau pour un kg d’avocats) dans un pays où l’eau manque ; les myrtilles récemment introduites sont exportées vers les États-Unis et l’Europe ; tandis que le quinoa, connu depuis des temps immémoriaux comme protéine végétale, a été acclimaté en France voilà une dizaine d’années, tout comme tant d’autres produits andins, et ne rapporte plus de devises au pays d’origine.

Un nouvel espoir pour le Bicentenaire de l’Indépendance

Manuel Merino, le parlementaire putschiste, est un agriculteur du nord du Pérou qui a produit du soja à partir de 1983, parallèlement aux produits agricoles traditionnels du Pérou tropical. Après l’échec d’une tentative de destitution de Martin Vizcarra pour corruption, le 11 septembre 2020, et la vaine demande d’un soutien de l’armée, les partis revenus au pouvoir à l’occasion des élections intermédiaires de janvier 2020 ont lancé un second assaut le 9 novembre, sans l’appui des forces armées dont le haut commandement a pourtant reçu des appels téléphoniques pressants du président du Congrès.

Une partisane du président péruvien évincé Martin Vizcarra manifeste
Une partisane du président péruvien Martin Vizcarra, qui a été destitué lors d’un vote de destitution lundi dernier, manifeste contre le nouveau gouvernement à Lima le 10 novembre 2020. Ernesto Benavides/AFP

Il faut espérer que la vigilance de la population, le consensus qui s’est dessiné autour de Francisco Sagasti et de son gouvernement présidé par Violeta Bermudez, issue du mouvement féministe Manuela Ramos, permettront de gouverner dans l’intérêt de l’immense majorité, dans un pays où l’homophobie et la violence de genre sont monnaie courante.

Le délitement des institutions et la corruption à tous les étages s’annoncent comme des tâches prométhéennes. L’enthousiasme de la Génération du Bicentenaire et l’émergence de ministres de la société civile aux commandes du pays, dans un contexte de renouvellement international, seront des atouts pour le succès de la nouvelle donne péruvienne sur le chemin du Bicentenaire.

Want to write?

Write an article and join a growing community of more than 181,000 academics and researchers from 4,921 institutions.

Register now