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Le petit pas inaperçu de l’UE vers une défense commune

L’ombre d'un soldat sur fond de drapeau de l'Union européenne.
L’UE n’a pas d’armée, mais elle a depuis un an une boussole stratégique. Roman Barkov/Shutterstock

Dans l’actualité internationale, un bouleversement peut rapidement en cacher un autre : la guerre en Ukraine a éclipsé nombre d’autres sujets bien moins choquants pour les Européens. Il en est ainsi de la Boussole stratégique, adoptée par le Conseil européen (composé des chefs d’État et de gouvernement des Vingt-Sept) fin mars 2022, soit un mois après le début de l’« opération militaire spéciale » de Vladimir Poutine. Il s’agit pourtant d’un texte important, qui va servir de feuille de route à l’UE concernant la sécurité et la défense de ses membres.

S’agit-il d’une avancée miraculeuse ou d’un énième texte assurément décevant ? À défaut de prédire l’avenir ou de parler d’armée européenne, il est déjà possible d’affirmer que la Boussole stratégique est un document innovant par plusieurs aspects, qui mérite d’être considéré pour son apport au processus long et complexe de construction d’une Europe de la défense.

Un texte fondé sur la concertation des Vingt-Sept

Premier aspect novateur, les lignes directrices de la Boussole et les modalités pratiques de leurs mises en œuvre ont été déterminées par concertation entre tous les États membres. Cela peut paraître anecdotique : pourquoi un tel exercice est-il inédit, important et hautement symbolique pour l’Union ?

Tout d’abord, même si l’UE affiche un niveau d’intégration inégalé entre États – monnaie commune pour 20 de ses 27 États, marché commun, espace de libre circulation des personnes et des marchandises, il lui a cependant fallu des décennies pour amorcer une coopération dans le domaine de la sécurité, et encore plus dans celui de la défense.

Il y a bien eu des tentatives, mais le sujet est épineux, pour deux raisons principales. En premier lieu, parce que 21 des 27 des États de l’UE sont également membres de l’OTAN, qui leur permet de compter sur l’appui des États-Unis, première puissance militaire mondiale. Ensuite, parce que la défense est encore intrinsèquement liée, pour certains, à la souveraineté étatique. Cette dernière serait donc mise en péril par le transfert de compétences à l’Union, dont le potentiel d’intégration inquiète davantage que celui de l’OTAN, qui n’a vocation qu’à fonctionner par consensus.

En outre, la concertation qui en est à l’origine différencie la Boussole stratégique des précédents textes qui visaient à doter l’UE d’une ligne de conduite pour sa Politique extérieure de sécurité commune (PESC), comprenant une Politique de sécurité et de défense commune (PSDC). Ces documents étaient le fruit d’un travail interne du Service européen pour l’action extérieure et de son Haut représentant, qui prenaient nécessairement en compte les points de vue étatiques, mais ne mettaient pas en place un exercice de concertation et de négociation.

Avec la Boussole, chaque État est censé être d’autant plus lié qu’il y a activement participé. Ainsi, les États ont non seulement fourni les renseignements permettant de réaliser l’analyse des menaces pesant sur la sécurité européenne, mais ont aussi participé au débat stratégique pour s’accorder sur le contenu concret des solutions à y apporter. Dès lors, quel est l’apport de ces solutions ?

Un texte présentant un agenda précis

Les États ne se sont pas seulement mis d’accord sur les menaces existantes, qu’il s’agisse de crises ciblées géographiquement (par exemple le recours à la force par la Russie, les risques pour la sécurité et la stabilité dans les Balkans occidentaux, les crises en Libye et en Syrie ou encore les conflits dans la région du Sahel et du golfe de Guinée) ou de défis transnationaux (le terrorisme, la prolifération des armes de destruction massive ou les cyberattaques). Ils ont également décidé d’un plan d’action à mettre en œuvre, selon un calendrier déterminé.

Cela passe tout d’abord par une révision de la Boussole stratégique tous les trois ans, toujours par un processus de concertation entre États. Cette actualisation systématique permettra aussi de développer une politique et une culture communes.

De surcroît, les États expriment clairement leur volonté d’assumer davantage de responsabilités en atteignant l’autonomie stratégique, à savoir la capacité d’agir seuls, sans aide extérieure (qui provient bien souvent des États-Unis). Pour cela, des objectifs clairs à court terme ont été décrétés, tels que la création d’une force de réaction rapide de 5 000 militaires ou la tenue d’exercices réels réguliers destinés à préparer les différents acteurs civils et militaires pouvant participer à la sécurité du continent.

Il est également prévu de renforcer les mécanismes existants permettant la coopération entre États dans des domaines variés tels que le renseignement ou la sécurité du cyberespace. Ainsi, une nouvelle politique de cyberdéfense a été adoptée fin 2022, tandis que de nouveaux outils de prévention et de réponse aux cyberattaques ont été développés (afin de renforcer la « Cyber Diplomacy Toolbox »).

Un autre point important de la Boussole stratégique touche aux investissements conjoints : l’argent est le nerf de la guerre, et donc de la défense. Or, il est indéniable que dépenser en commun permet de réaliser des économies d’échelle, et qu’investir ensemble permet de renforcer la recherche et le développement.

Les États membres se sont donc engagés à effectuer 35 % de leurs dépenses en commun, contre 18 % en 2021. Pour cela, une Task Force a été créée afin d’identifier les besoins urgents des États et les capacités de production pouvant y répondre. À plus long terme, l’Agence européenne de défense doit les accompagner pour développer l’industrie européenne de défense et des achats communs.

La Commission européenne finance également, avec un Fonds européen pour la défense, des projets collaboratifs de recherche et de développement dans le domaine de la défense. L’accent est mis sur l’implication de PME européennes et de consortiums européens qui bénéficieront d’une exemption de TVA.

Un texte qui reste dépendant des États

La Boussole stratégique comporte donc de nombreux éléments intéressants, mais reste un texte sur lequel des États se sont accordés à un moment donné. Pourraient-ils, à terme, si par exemple les dirigeants à leur tête changeaient ou se rétractaient, se désolidariser de ce texte ? Ou sont-ils désormais juridiquement contraints de s’y conformer en toutes circonstances ?

À court terme, la Cour de justice de l’UE ne peut pas condamner les États s’ils ne respectent pas leurs engagements en matière de sécurité et de défense, car cette option a été expressément exclue (article 24 du Traité sur l’UE). Théoriquement, il serait possible de condamner un État en arguant qu’il ne respecte pas le principe de coopération loyale (article 4§3 du TUE), mais cela reste peu probable en cas de retard dans les objectifs, de manquement ponctuel ou relativement peu important, ou encore si une écrasante majorité d’entre eux s’y soustrait.

Une autre limite est due à des engagements au caractère plutôt vague, comme celui d’augmenter considérablement les dépenses en matière de défense. L’appréciation du considérable restant l’apanage des États, il n’y a donc aucune certitude sur ce que cette notion implique concrètement et sur ce qui constituerait un manquement.

Enfin, à plus long terme, rien n’oblige les États à s’accorder systématiquement sur leurs politiques, ni à accentuer leur coopération en matière de défense.

Un texte qui ne peut révolutionner instantanément l’Union européenne

La Boussole stratégique n’est donc pas une solution miracle pour ceux qui souhaitent des avancées plus rapides, mais un simple texte peut-il l’être ?

Il est indéniable que les États coopèrent beaucoup moins en matière de défense que dans d’autres domaines. La Boussole n’a pas drastiquement changé cette situation, ce qui n’a rien d’étonnant au regard de l’histoire de la construction européenne. En effet, si nous sommes aujourd’hui habitués à l’utilisation de l’euro, il ne faut pas oublier que la monnaie commune n’a été instaurée qu’entre 1999 et 2002, alors que les trois premiers traités de coopération économique ont été signés en 1951 et 1957.

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La Boussole stratégique doit donc être prise pour ce qu’elle a vocation à être : un nouveau texte prometteur, qui cherche à encadrer la coopération à court et moyen terme, et participe à la construction d’une culture stratégique commune à long terme. De ce point de vue, elle semble remplir efficacement son rôle et s’inscrit dans ce qui est prévu dans le traité : « La définition progressive d’une politique de défense commune de l’Union [qui] conduira à une défense commune » lorsque les États en prendront la décision, à l’unanimité (article 42.2 du Traité de l’UE).

Dans cette perspective, il est notable que la Boussole stratégique s’appuie sur des mécanismes qui existent depuis plusieurs années, en les renforçant. Elle ne crée pas de nouveaux instruments susceptibles de tomber en désuétude. Par exemple, il a été décidé de renforcer le rôle du Haut représentant de l’Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité (nommé par le Conseil européen avec l’accord du président de la Commission), ou de l’Agence européenne de défense qui aide les États afin de développer leurs ressources militaires en collaborant.

Une défense commune européenne ne peut donc pas être simplement instaurée par un texte révolutionnaire, et ce n’est d’ailleurs pas la vocation de la Boussole stratégique. Pour autant, il ne faut pas nier les avancées juridiques et politiques importantes qu’elle comporte, et qui méritent d’être reconnues.

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