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Le phénomène des réfugiés contraint les entreprises à étendre leurs responsabilités

Au moins 3,3 millions d’Ukrainiens ayant dû fuir leur pays depuis le début de l’invasion russe, le 24 février dernier. Wojtek Radwanski/AFP

Depuis plus de trois semaines, nous assistons au plus grand mouvement de population depuis la Seconde Guerre mondiale. En effet, le conflit russo-ukrainien se solde déjà, à l’heure où nous rédigeons ces lignes, par environ 6,5 millions d’Ukrainiens « déplacés internes », et 3,8 millions ayant dû fuir leur pays. Un chiffre vertigineux auquel il faut ajouter un nombre indéterminé de Russes ayant d’ores et déjà fui le régime autoritaire de Moscou.

Il nous semble que ce bouleversement de l’ordre international doit nous amener à repenser à la fois la politique d’accueil et d’intégration mais aussi, comme nous le mettions en évidence dans un article publié en 2017 dans le European Management Review, le rôle de l’entreprise face au phénomène de migration forcée qui ne fera que prendre plus d’ampleur dans les prochaines décennies.

Déjà massives, ces migrations forcées vont encore s’amplifier et mettre nos sociétés à l’épreuve. Les études scientifiques, telles que celles recensées dans le rapport du GIEC en date du 28 février 2022, permettent effectivement d’esquisser un schéma implacable qui prend ses racines dans le dérèglement climatique, l’artificialisation et la pollution des sols en lien avec l’urbanisation et les monocultures intensives, et la perte de biodiversité associée. Plus encore que les conflits armés pour le contrôle des ressources, ce sera d’abord la montée des eaux et l’effondrement de la productivité agricole qui alimenteront de façon structurelle les déplacements de population dans les années à venir.

Songeons d’ailleurs que l’indice FAO (l’Organisation mondiale pour l’agriculture et l’alimentation) des prix alimentaires à son plus haut niveau historique (et qui a depuis été dépassé) a certainement joué comme un déclencheur des printemps arabes. Tout sauf le fruit du hasard, tant agriculture (et prix des biens agricoles) et phénomènes migratoires sont intimement liés. Or, dès lors que l’hypothèse d’accélération des phénomènes de migrations forcées dans les prochaines décennies est acceptée, alors ne pas mettre en œuvre une politique adaptée visant la gestion efficiente de ces flux massifs aurait tous les atours d’une impréparation coupable.

Tentations opportunistes

Bien naturellement, la politique migratoire restera une décision régalienne qui, dans nos régimes démocratiques, ne pourra se faire sans acceptation sociale, que ce soit au niveau de l’Union européenne ou de ses États membres. Elle se révèle d’autant plus nécessaire qu’elle permet de se prémunir de certaines hésitations et tractations, comme nous en avions été témoins dans le cas de l’Aquarius, susceptibles d’aggraver des situations humanitaires dramatiques. Son autre vertu est de couper court à certaines tentations aussi malvenues qu’opportunistes en provenance, cette fois, des entreprises. Rappelons-nous, par exemple, des propos de Thomas Enders, l’ancien PDG d’Airbus, lors de la crise des réfugiés de 2015 :

« Nous devons avoir le courage d’une dérégulation comme celle que nous connaissons jusqu’à présent aux États-Unis […] Si le seuil d’entrée sur le marché du travail est trop élevé, l’intégration des immigrés dans la société échouera […] Il vaut mieux entrer sur le marché du travail avec des mini-jobs ou des emplois mal payés que rien et être condamné à la sécurité sociale, à ne rien faire et à la frustration. »

Si, à première vue, la position de Thomas Enders est louable en cela qu’elle pense l’intégration des migrants par le travail, elle semble néanmoins frappée du sceau d’un certain opportunisme financier. En effet, la proposition de Thomas Enders reviendrait à œuvrer à la constitution d’une « armée de réserve industrielle » au sens de Marx, c’est-à-dire à favoriser un surnuméraire de travailleurs potentiels, notamment au niveau des emplois peu qualifiés. Un tel déséquilibre se traduirait par une pression accrue sur les salaires et les salariés, dans un contexte où les syndicats allemands venaient tout juste d’obtenir un accord historique sur le salaire minimum.

Dans le cas de l’Allemagne, cette pression salariale a depuis été démontrée empiriquement. En effet, cinq ans après la vague migratoire de 2015) et le « wir schaffen das » (« nous y parviendrons ») de la chancelière Angela Merkel pour exprimer le volontarisme allemand en termes d’intégration, la moitié des nouveaux arrivants avait trouvé un travail, mais la plupart du temps dans des services à faible qualification (hôtellerie, livraison, restauration…), et pour un salaire moyen inférieur de 45 % à la moyenne allemande. Difficile de ne pas y voir l’expression concrète de la position exprimée par Thomas Enders.

Cinq ans après la vague migratoire de 2015, la moitié des nouveaux arrivants en Allemagne avait trouvé un travail, pour un salaire moyen inférieur de 45 % à la moyenne nationale. Tobias Schwarz/AFP

Or, si l’opportunisme des entrepreneurs peut se concevoir sur le plan de l’efficacité productive de court terme, notamment dans un contexte concurrentiel, il n’est pas garanti que ce soit le mode d’intégration le plus efficient sur le long terme. L’économiste allemand Herbert Brücker et ses coauteurs, par exemple, ont récemment mis en exergue de nombreux leviers d’amélioration qui auraient permis de mieux gérer l’intégration des migrants. Certains de ces leviers impliquent d’ailleurs directement les entreprises : développement de programmes linguistiques, renforcement de l’apprentissage, et création d’emplois non pas de subsistance, mais proposant au contraire de réelles perspectives d’existence à long terme.

Au-delà du cas allemand, une réflexion plus générale quant au rôle et les responsabilités nouvelles des entreprises nous est imposée par un début de XXIe siècle qui semble consacrer la fin de la « mondialisation heureuse » et l’émergence d’un monde « en silos ».

La démographie, une préoccupation stratégique

Le dernier rapport du National Intelligence Council, le renseignement national américain, souligne la possibilité de voir le monde se constituer « en silos », autour de blocs régionaux mus par des intérêts économiques partagés, mais aussi des gouvernances et valeurs sociétales communes, ou du moins, compatibles. Les ambitions chinoises (sur le plan économique comme systémique), le bellicisme russe, et même les velléités souverainistes occidentales, sont autant de signaux qui accréditent cette thèse.

Dans un tel monde, les États seront nécessairement amenés à réduire leurs interactions économiques. Et donc, à revoir le périmètre de leur indépendance stratégique, sans pour autant perdre de vue les objectifs impérieux en matière de transition écologique et énergétique. Il faut donc s’attendre à une redéfinition des chaînes d’approvisionnement, une dynamique de relocalisation et de réindustrialisation, de même que la montée en puissance d’une agriculture raisonnée et de modes de production moins intensifs en hydrocarbures, et davantage en main-d’œuvre.


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À cet égard, l’émergence d’un monde « en silos » repositionne naturellement la question de la démographie au rang des préoccupations stratégiques majeures. Le dernier rapport du European Council on Foreign Relations ne dit d’ailleurs pas autre chose :

« Une population importante ne fait pas, en soi, d’un État une grande puissance – en fait, la surpopulation peut être une profonde vulnérabilité –, mais il est probablement impossible dans le monde moderne d’atteindre et de maintenir le statut de grande puissance sans cela. »

Par extension, l’émergence d’un monde « en silos » doit nous amener à repenser nos modes de développement hérités d’une époque de mondialisation et de financiarisation accélérées. Une époque où, comme le souligne la sociologue néerlando-américaine Saskia Sassen dans son livre de 2014 Expulsions, les facteurs de production – notamment le facteur humain – étaient disponibles en abondance, mais pouvaient surtout faire l’objet d’une exploitation rentable à l’autre bout du monde par le jeu de la sous-traitance en cascade et d’un dumping social érigé au rang de facteur de compétitivité.

À l’inverse de cette grande tectonique des plaques, mais aussi des comportements opportunistes dépeints en amont, la migration forcée, mais aussi la réelle intégration économique de l’ensemble des populations européennes, permettra de se doter des compétences et de la solidarité nécessaires à notre croissance tout en permettant de poser les premiers jalons d’une autonomie stratégique.

Les études scientifiques indiquent que le phénomène de migration forcée devrait s’accélérer les prochaines années, notamment sous l’effet du réchauffement climatique. Dibyangshu Sarkat/AFP

Il s’agit là non seulement d’un impératif de stabilité sociale mais aussi, de façon peut-être encore plus pragmatique, de créer une demande intérieure solvable. Ce changement d’attitude ne relève pas simplement d’une attitude désintéressée, altruiste ou d’une supposée responsabilité sociale, mais plutôt d’une forme de responsabilité politique nouvelle à laquelle les entreprises doivent s’astreindre… dans leur propre intérêt et celui de toutes les nations européennes.

D’aucuns pourraient y voir un lien avec les travaux de l’économiste britannique John Hobson, ou plus proche de nous des Américains Matthew Klein et Michael Pettis, qui soulignent que les marchés nationaux – en l’espèce européen – « sont capables d’une extension indéfinie pour autant que le revenu ou pouvoir de s’approprier des marchandises est réparti de manière équitable ».

Retour au libéralisme intégré

Nous l’avons vu, le contexte géopolitique et environnemental, source de chocs migratoires, devrait se traduire par un « retour au libéralisme intégré » tel que décrit par le géographe et économiste britannique David Harvey. Ainsi, adopter une perspective plus planificatrice et « social-démocrate » apparaît probablement comme la voie la moins risquée si la priorité politique est donnée au maintien d’une certaine stabilité économique et industrielle, ainsi qu’à la préservation de la cohésion sociale.

Dès lors, le travail ne doit pas être vu que sous l’angle de son coût rapporté à son utilité, ou comme une consommation différée. Il doit, au contraire, s’envisager comme un facteur d’intégration qui, dans toute sa complémentarité, participe à l’autonomie stratégique autant que militaire ou économique.

À cette aune, les entreprises ne sont plus uniquement des lieux de transformation et des centres de profits, mais des maillons essentiels de construction de l’indépendance stratégique. Dans ces entreprises repensées, il s’agit autant d’investir dans une production responsable et durable que dans la formation professionnelle et citoyenne, notamment des nouveaux arrivants. Ainsi, la responsabilité sociale et environnementale des entreprises s’enrichira d’une responsabilité politique sans laquelle, dans un monde dont les référents hérités de la fin de la Seconde Guerre mondiale vacillent déjà, nulle cohésion sociale ni autonomie stratégique ne sera possible.

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