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Le prêt de main d’œuvre : regards croisés sur un dispositif managérial innovant

Mike Beltzner/Flickr, CC BY-SA

Le prêt de main d’œuvre est un dispositif de GRH atypique et potentiellement nouveau pour la plupart des organisations. Mal connu, peu mobilisé, il est pourtant à la disposition des entreprises et est désormais encadré par la loi (Article L. 8241-2 du Code du travail modifié par LOI n°2012-387 du 22 mars 2012 – art. 56).

Au sein des écosystèmes innovants, le prêt de main d’œuvre semble présenter tous les avantages d’un outil permettant de faire face aux tensions conjoncturelles, mais également de développer les compétences et l’employabilité des salariés et enfin de cheminer vers d’autres logiques interorganisationnelles.

La mise à disposition de salariés

Il existe une convention, encadrée par la loi, par laquelle une entreprise met certains de ses salariés à la disposition d’une autre entreprise. Lorsque cette mise à disposition constitue l’objet exclusif de la convention, celle-ci est licite, à condition que l’opération soit réalisée dans un but non lucratif.

En période de difficultés affectant une entreprise, ce dispositif peut permettre d’éviter le chômage partiel, voire le recours au licenciement pour motif économique. En outre, il permet à l’entreprise prêteuse de conserver les compétences des intéressés d’une part, et à l’entreprise utilisatrice de bénéficier du concours de salariés compétents et immédiatement opérationnels d’autre part. S’agissant d’un transfert de personnel d’une entreprise à une autre, ce dispositif favorise l’expérience professionnelle des salariés concernés, et développe ainsi leur employabilité.

Quels dispositifs de GRH présents au sein d’écosystèmes innovants ?

En France, un des arguments avancés par les écosystèmes d’innovation est de contribuer au développement de filières spécifiques, technologiques notamment, favorisant ainsi la compétitivité sur le territoire et évitant des délocalisations, mais aussi de développer l’employabilité des salariés présents sur un territoire.

Depuis leur création et labellisation officielle par l’État, les clusters (pôles de compétitivité, systèmes productifs locaux et grappes d’entreprises notamment) ont notamment pour objectif de développer l’emploi sur leur territoire. Cependant, même si les discours politiques indiquent qu’il faille qu’ils s’intéressent aux problématiques liées à l’emploi et plus particulièrement à la gestion des ressources humaines (Defélix et al, 2008 ; Arnaud et al, 2013 ; Calamel et Gallego, 2014 ; Calamel et Sanséau, 2015), il reste difficile d’en mesurer l’implication.

La présence de dispositifs liés à la dimension humaine commence à être prise en compte timidement dans ces nouvelles formes organisationnelles, cette forme de réseau interorganisationnelle est jeune même si les organisations se connaissent et se côtoient depuis des années. Le prêt de main d’œuvre n’est donc pas a priori un réflexe pour les organisations. Il ne sera a priori pas anticipé, mais plutôt mis en place dans l’urgence, pour pallier les effets de la crise. L’atout de ce dispositif concernant le développement des compétences n’est a priori que peu pris en compte.

Le prêt de main d’œuvre : discours et perceptions

Pour en éclairer les réalités, nous sommes allés à la rencontre d’acteurs ayant utilisé ou bénéficié du prêt de main d’œuvre depuis 2008 au sein d’écosystèmes innovants Rhône-Alpins. Nous introduisons dans un premier temps les avantages et les inconvénients perçus par les entreprises et les représentants des pôles de compétitivité (acteurs RH, chargés de mission, délégués généraux de pôles), puis dans un second temps les avantages et les inconvénients perçus par les salariés ayant bénéficié de l’outil.

Point de vue des entreprises et des représentants des pôles

• Avantages

Faire face à des situations de difficultés temporaires Le prêt de main-d’œuvre agit comme un levier ou une soupape permettant soit de se délester d’une partie de ses ressources humaines, soit de faire venir de façon temporaire des ressources nouvelles dans l’entreprise afin de pallier une variation d’activité.

Limiter ou éviter les licenciements, soulager temporairement la masse salariale Étant donné qu’en cas de difficultés, c’est souvent la masse salariale qui est un des premiers leviers d’action permettant à l’entreprise de respirer, les entreprises trouvent à travers le prêt de main-d’œuvre un levier d’action rapide, souple et efficace.

Développer l’entraide des territoires, renforcer la solidarité Le prêt de main-d’œuvre permet de mettre en lumière la réalité de l’entraide dans un territoire et renforce par exemple la solidarité entre les adhérents d’un pôle territorial existant.

Meilleure connaissance entre grandes entreprises et PME Le prêt de main-d’œuvre constitue pour beaucoup d’acteurs une opportunité nouvelle extrêmement éclairante afin de développer une meilleure connaissance entre les grandes entreprises parfois peu nombreuses et la multiplicité des PME dans un territoire.

Garder les compétences, développer l’employabilité, acquérir des connaissances nouvelles, valoriser les potentiels Le prêt de main-d’œuvre permet de préserver et de garder les compétences de l’entreprise. Les salariés « prêtés » sont destinés à revenir avec leurs compétences d’origine, mais souvent avec bien plus, puisque d’autres compétences complémentaires auront été développées dans l’entreprise d’accueil.

Valoriser la satisfaction des salariés Dernière dimension, la satisfaction positive très nette des salariés qui ont vécu l’expérience du prêt de main-d’œuvre. Il apparaît que la sécurité du retour aurait un impact très fort sur cette satisfaction.

• Limites

La spécialisation des postes Première limite à évoquer, la spécialisation des postes dans les entreprises d’accueil. Ceci met en lumière un frein potentiel lié à la spécialisation du travail qui peut être variable entre différentes entreprises.

Le fonctionnement organisationnel Deuxième limite évoquée, il apparaît que ce sont parfois les mêmes entités qui sont le plus concernées par la mobilité de main-d’œuvre. Ce sont parfois des services entiers qui se trouvent vidés, ce qui peut déséquilibrer voir atteindre le fonctionnement global entreprise.

Gestion des retours Troisième point, le retour se traduit par la garantie d’un emploi, mais pas forcément le retour sur un poste identique. S’ensuivent alors des difficultés liées au retour, à des postures de rejet, voire des conflits.

Point de vue de salariés

• Avantages

Développer son expérience dans un environnement différent Première dimension qui apparaît comme étant valorisée par les salariés, la possibilité à travers le prêt de main-d’œuvre, de développer son expérience professionnelle dans un environnement différent et de travailler avec des interlocuteurs différents.

Sortir de zone de confort, développer son autonomie Les salariés attribuent au prêt de main-d’œuvre la possibilité de se confronter à des challenges et à sortir de sa zone de confort. Autre aspect mentionné, la capacité à acquérir davantage d’autonomie par rapport à son entreprise d’origine.

Sécurité du retour La sécurité du retour constitue sans doute la dimension transversale majeure pour les salariés dans le contexte d’un prêt de main-d’œuvre. Il apparaît que le risque est fortement minimisé et donc qu’il n’y a pas forcément matière à résister ou à refuser à entrer dans ce processus.

• Limites

La durée des missions La première limite a trait à la longueur de la mission, 12 mois en général, période qui est jugée comme courte, voire insuffisante. Arrivé à 12 mois, c’est le moment alors de revenir dans l’entreprise prêteuse et la rupture est parfois mal vécue ou mal interprétée.

Le retour sur un poste potentiellement différent Deuxième dimension, le retour sur un poste possiblement différent. Quand ce retour est difficile, les salariés nourrissent un ressentiment contre cette mobilité qui est alors perçue comme dévalorisante ou bien comme ayant été subie plus que souhaitée au départ.

La coupure avec le flux d’informations Troisième limite, les salariés soulignent que du point de vue de l’information dite « informelle », le prêt de main-d’œuvre ne permet pas de garder le lien avec l’entreprise d’origine et génère une perte de repères, une perte de sens et des décalages.

Des réalités multiples et des logiques différentes Le prêt de main d’œuvre peut revêtir des réalités différentes selon les territoires, les attentes des acteurs et les types d’organisations impliquées. Deux logiques semblent ainsi apparaître dans les cas abordés ici, une logique plutôt statique et à court terme, une logique plutôt dynamique et à moyen-long terme.

L’allègement de la masse salariale constitue l’objectif et l’intérêt du prêt de main d’œuvre pour certaines entreprises. On peut identifier là une logique statique plutôt court termiste du pilotage de l’entreprise et des RH. Le principe est de procéder à des ajustements rapides passant par des délestages en cas de dégradation de la conjoncture. Ces ajustements sont réversibles en cas de retour d’une conjoncture favorable. Le prêt de main d’œuvre est ici une variable d’ajustement sans perspective ni de capitalisation en termes de compétences, ni de développement.

À l’opposé, le prêt de main d’œuvre peut être avant tout envisagé et intégré dans une logique de développement et de dynamique à moyen-long terme. Renforcer l’expérience, développer les compétences individuelles et collectives des salariés, vouloir capitaliser sur des apports nouveaux et différents à travers l’aventure de la mobilité externe des collaborateurs, voilà les fondements et les attentes premières de la MAD. De plus, ces acteurs sont beaucoup plus enclins à raisonner compétences interorganisationnelles que compétence de leur propre organisation. La logique du territoire amène à dépasser les frontières naturelles de l’entreprise au-delà des vœux et des discours.


Articles cités :
Calamel L., Gallego V., (2014). « Quand la proximité encourage la mise en place du prêt de main d’œuvre : le cas d’un pôle de compétitivité Rhône-Alpin », Relations Industrielles, 69, 3, p. 575-595.
Calamel L., Sanséau P.-Y., (2015). « Le prêt de main d’œuvre comme dispositif en construction sur un campus d’innovation : analyse à l’aune de la théorie de l’acteur réseau », Actes du 26ᵉ congrès de l’AGRH.

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