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Manifestation du 22 mai 2012 à Montréal. Mario Jean/MADOC, Author provided

Le Printemps érable a été un événement générationnel majeur : dix ans plus tard, les ex-grévistes continuent de s’engager politiquement

Il y a dix ans prenait fin la plus grande grève étudiante de l’histoire du Québec. Elle a été déclenchée en février 2012 afin de protester contre la hausse des droits de scolarité universitaires décrétée par le gouvernement libéral de Jean Charest. Ces droits devaient augmenter de 75 % en 5 ans, ce qui les aurait fait passer annuellement de 2168$ à 3793$.

Cette grève, qui a rejoint, à son sommet, quelque 310 000 étudiant·e·s, a donné lieu à des manifestations et des actions de perturbation quotidiennes durant les près de huit mois qu’elle a duré. Mais elle a été aussi le théâtre d’une forte répression policière, qui a fait des dizaines de blessé·e·s et a mené à plus de 3 500 arrestations, en plus d’être marquée par l’adoption d’une loi spéciale le 18 mai 2012.

Une altercation entre un manifestant et des policiers lors d’une manifestation étudiante, en août 2012. La violence a éclaté entre les forces de l’ordre et les étudiant·e·s à maintes reprises durant le Printemps érable. La Presse Canadienne/Graham Hughes

Cette loi, échouant à casser la grève, viendra au contraire intensifier la mobilisation avec le « mouvement citoyen des casseroles », qui mènera au déclenchement hâtif des élections, 15 mois avant la fin théorique du mandat de Jean Charest.

Le gouvernement péquiste nouvellement élu décrétera rapidement l’annulation de la hausse des frais de scolarité, pour finalement annoncer quelques mois plus tard leur indexation au coût de la vie. Ce dénouement divisera les grévistes, plusieurs s’avérant déçu·e·s, voire trahi·e·s, vu l’ampleur de la mobilisation et les espoirs de transformation sociale profonde suscités par la grève.

Gabriel Nadeau-Dubois, alors jeune leader du mouvement étudiant, s’adresse aux médias le 2 novembre 2012, après une apparition en Cour. Dix ans plus tard, il est aujourd’hui chef parlementaire de Québec Solidaire. La Presse Canadienne/Graham Hughes

Malgré tout, un élément de bilan plus consensuel est la politisation de cette génération d’étudiant·e·s, dont plusieurs ont vu leur vie transformée par ce mouvement. Alors que la trajectoire des ex-leaders étudiants a été grandement médiatisée ce printemps, cet article se penchera plutôt sur celle de près de 500 ex-grévistes qui ont répondu à un questionnaire en ligne dans le cadre d’une recherche de maîtrise.

Ces personnes ont été recrutées en partie par un effet « boule de neige » grâce au partage du questionnaire sur Facebook en avril dernier, ce qui présente le risque d’une surreprésentation des personnes gravitant encore dans des réseaux militants. Toutefois, ce biais est atténué par une deuxième méthode de recrutement, qui a consisté à contacter directement par Messenger plus de 350 ex-grévistes dont les noms ont été retrouvés grâce à des archives et des articles de journaux.

Cette méthode a notamment permis d’obtenir une bonne représentativité régionale, mais elle présente le biais de cibler surtout des étudiant·e·s fortement engagé·e·s durant la grève. L’échantillonnage est donc non probabiliste, ce qui signifie que les résultats de l’échantillon ne peuvent pas être généralisés à l’ensemble des grévistes de 2012.

Un fort engagement dans la dernière décennie

Un premier fait saillant des données collectées, comme l’illustre le tableau suivant, est que cette cohorte s’est fortement engagée dans la dernière décennie. C’est dans le mouvement étudiant, les luttes contre l’austérité, les luttes écologistes et le mouvement féministe que cet engagement a été le plus fort.

Un tel phénomène n’a rien d’inédit, comme en témoigne l’ouvrage Freedom Summer. L’auteur Doug McAdam y relate les conséquences de l’expérience militante extrême de lutte pour les droits civiques qui a eu lieu à l’été 1964, au Mississippi, sur les centaines de jeunes volontaires qui y ont pris part. Il en ressort que cette cohorte de militant·e·s, fortement politisée et radicalisée par ces trois mois d’activisme à « haut risque », s’est retrouvée aux premières loges des autres mouvements majeurs des années 1960 aux États-Unis, soit le mouvement étudiant, la mobilisation contre la guerre du Vietnam et le mouvement féministe.

Vie de famille et travail à temps plein

L’engagement actuel des grévistes de 2012 est lui aussi élevé, malgré un portrait plus contrasté.

Environ le quart des répondant·e·s (122 sur 457) ont complètement cessé de militer. Cette proportion est significativement plus grande que celle de 11 % observée dans une vaste enquête se penchant sur les militant·e·s de Mai 68, en France, 50 ans plus tard.

Une piste d’explication est que l’intensité de l’engagement durant la grève était très variable d’une personne à l’autre. Certaines s’y sont dévouées corps et âme, tandis que d’autres s’y sont engagées plus à la marge, ce qui a pu rendre l’expérience moins transformatrice. En effet, parmi les 125 répondant·e·s peu engagé·e·s durant la grève, 55 (44 %) ont cessé de militer après la grève.

Également, plus de la moitié des répondant·e·s ont invoqué le manque de temps comme frein à leur engagement. Maintenant âgé·e·s pour la plupart entre 27 et 35 ans, 72 % ont un emploi à temps plein, et le tiers sont parents. Cela est cohérent avec la littérature, qui souligne que les engagements sociaux (notamment familiaux, amicaux et professionnels) s’avèrent souvent parallèles et concurrents aux engagements militants.

Malgré tout, 295 répondant·e·s (64 %) militent encore présentement. Leur engagement, généralement bénévole, se fait majoritairement dans un parti politique (89 personnes, dont 71 à Québec Solidaire), dans un organisme local (79 personnes) ou dans un syndicat (70 personnes).

Bien qu’une prudence soit de mise pour ce genre de comparaison vu l’échantillon non aléatoire, un tel niveau d’engagement est de loin supérieur aux résultats d’une étude de Statistique Canada qui rapporte qu’en 2003, 2,5 % des adultes de 22 à 44 ans ont fait du bénévolat pour un parti politique, 7 % ont participé à une manifestation ou à une marche et 21 %, à une assemblée publique.

Au niveau de l’emploi, 81 % des répondant·e·s disent accorder plus d’importance à son sens politique et à sa cohérence avec leurs valeurs plutôt qu’à son salaire. Une grande proportion travaille d’ailleurs dans le secteur public (42 %) ou dans un organisme communautaire (17 %).

Des jeunes filles en train de manifester
Des jeunes manifestent à Montréal, le 22 août 2012. La Presse Canadienne/Graham Hughes

Des convictions et un engagement politique encore bien vivants

Malgré des degrés d’engagement variables, il est frappant de constater que peu ont renoncé à leur idéal de justice sociale. En effet, 94 % considèrent être « resté·e fidèle à la vision politique et aux principes défendus en 2012 ». Également, 64 % des répondant·e·s se positionnent aujourd’hui fortement à gauche (degrés 0-1-2 d’une échelle de 0 à 10), alors qu’ils n’étaient que 28 % à se positionner ainsi avant la grève.

En conclusion, malgré la prudence requise vu l’échantillon non aléatoire, les données collectées présentent de nombreuses similitudes avec les recherches sur les militant·e·s de Mai 68 et du Freedom Summer. Cela tend à confirmer que la grève de 2012 a été un événement générationnel majeur qui, loin d’avoir un impact seulement sur ses leaders, a eu un impact durable sur la trajectoire d’engagement d’un grand nombre de grévistes.

Il est d’ailleurs frappant que 84 % des répondant·e·s considèrent aujourd’hui que la grève de 2012 a été un « tournant dans leur vie », et que plusieurs la qualifient « d’éveil politique », de « moment charnière », ou encore, « de la plus belle période de leur vie ».

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