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Le progrès, depuis quand ?

Le paradigme du progrès continu. Les Anderson/Unsplash, CC BY-SA

Cet article est publié dans le cadre du cycle de conférences Le progrès a-t-il un avenir ?, organisé par la Cité des sciences et de l’industrie, du mardi 15 au 26 mai 2018. Durant deux semaines, des groupes d’étudiants, un panel de citoyens et des scientifiques, historiens et philosophes, livrent leurs réflexions et débattent.


Depuis la Renaissance, et surtout depuis le Siècle des Lumières, l’occident a vécu selon le paradigme du progrès continu. Depuis la Renaissance seulement, car avant cette époque, cette vision unilinéaire et triomphante du progrès ne faisait pas l’unanimité. Pour certaines sociétés, le monde passait en effet par une série de cycles réguliers. Ainsi des Mayas, dont un des calendriers prévoyait (suivant des calculs plus ou moins approximatifs) la fin d’un cycle vers 2012 de notre ère, ce qui a été aussitôt interprété – on s’en souvient peut-être – comme la prédiction de « la fin du monde » !

Calendrier maya. theilr/Wikimedia, CC BY

Chez les Grecs, le poète Hésiode, repris par Platon, évoque une série d’« âges », successivement « d’or », puis « de bronze », puis « des héros », et enfin « de fer », soit l’époque contemporaine du poète, marquée par la guerre. La Bible elle-même commence par la « Chute » de l’humanité, exclue du Paradis terrestre pour avoir goûté au fruit du « discernement du bien et du mal », et ainsi condamnée à travailler à la sueur de son front et à accoucher dans la douleur. Le Moyen Âge avait réécrit la « chute » de l’Empire romain comme une fin de civilisation sous le coup de « barbares », « fléaux de Dieu », et la mort était très présente dans ses croyances et son iconographie, d’autant que de grandes épidémies, comme la Peste noire, l’avait ravagé. Avant la Renaissance, c’est donc l’idée de la déchéance et non celle de progrès qui déterminait la vision du monde en Occident.

Adam et Eve (« La Chute de l’Homme »), par Albrecht Dürer. Paris Musées

Le triomphe de l’évolutionnisme et du progrès

Si le terme de « Renaissance » est d’abord né dès le XVIe siècle en Italie pour caractériser la nouvelle période qui succédait à la barbarie « gothique » du Moyen Âge, il ne se généralise qu’au début du XIXe siècle, avec l’essor de la pensée rationnelle et de la révolution industrielle. Néanmoins, dès le XVIe siècle se développe un optimisme croissant, avec la redécouverte des auteurs gréco-romains et de la science antique, qu’accompagne un fort développement des sciences et des techniques. Ainsi prend forme l’idée d’un progrès continu.

En 1794, Nicolas de Condorcet rédige son Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain, découpant l’histoire en dix « époques » successives, depuis une préhistoire supposée jusqu’aux temps futurs, chaque époque marquée par de nouvelles inventions techniques et progrès spirituels, de l’arc jusqu’à la République. Le XIXe siècle verra fleurir ainsi ces grands romans évolutionnistes, que l’évolutionnisme biologique de Darwin ne fera que conforter. Le Ancient Society de Lewis Morgan (1877) sera l’un des plus marquants et élaboré, et influencera explicitement l’Origine de la famille, de la propriété et de l’Etat publié par Friedrich Engels en 1884 à partir des notes de Karl Marx. Bien d’autres ouvrages fleuriront, signés John Mc Lennan, Edward Tylor, Sir John Lubbock, Heinrich Hermann Ploss, Maxime Kovalevsky, Otis Tufton Mason, James Atkinson, Leonard Hobhouse ou encore Edward Westermarck, pour ne citer que les principaux.

L’Origine des espèces de Charles Darwin. Wikimedia, CC BY

Cet évolutionnisme aussi optimiste que triomphant sera, au moins dans l’anthropologie sociale, battu en brèche au XXe siècle par l’émergence du fonctionnalisme avec Bronislaw Malinowski, puis du structuralisme avec Claude Lévi-Strauss : plutôt que de retracer les grandes évolutions de l’humanité (ce qu’on appelle aussi la diachronie), on s’intéressait désormais au fonctionnement d’une société, et d’une seule, à un moment donné du temps (la synchronie).

Ce n’est que vers la fin du même siècle que des approches diachroniques, mais sur des bases entre temps autrement mieux informées, furent à nouveau possibles, aussi bien aux États-Unis avec les travaux de Marshall Sahlins et Elman Service ou de Allen Johnson et Timothy Earle, qu’en France avec ceux de Maurice Godelier (Au fondement des sociétés humaines, 2010) et d’Alain Testart ([Avant l’histoire – de Lascaux à Carnac](https://journals.openedition.org/lhomme/23730), 2012), ou, moins connus, de Jean‑William Lapierre (Vivre sans Etat ? Essai sur le pouvoir politique et l’innovation sociale, 1977).

Les doutes du XXe siècle

Mais dans le même temps, l’idée d’une évolution forcément positive était remise en question. Il y eut d’abord les deux guerres mondiales et leur cortège d’horreurs, qui ne purent que rendre pessimiste sur la nature humaine. La Reconstruction de l’après-guerre fut certes un moment positif, accompagné de la mise en place d’une ONU qui devait à jamais écarter les guerres, mais aussi de nouvelles grandes inventions techniques : conquête de l’espace, énergie nucléaire civile, et bientôt révolution numérique. Mais l’optimisme bientôt s’éroda, du moins à partir des années 1970 : chocs pétroliers, angoisses écologiques, nouvelles épidémies, réchauffement climatique, peurs devant l’immigration étrangère, montée des extrêmes droites, incertitudes géopolitiques croissantes…

Ainsi grandit un intérêt rétrospectif pour les crises du passé, qu’a bien illustré le best-seller du biologiste Jared Diamond Collapse : How Societies Choose to Fail or Succeed (2005), aussitôt traduit en français. L’exemple des Mayas, de l’île de Pâques ou des Vikings du Groenland y était largement développé et montrait comment des sociétés étaient allées dans le mur avec une inconscience certaine. Il suscita néanmoins, au moins aux États-Unis, une réponse dans un livre collectif Questioning Collapse : Human Resilience, Ecological Vulnerability, and the Aftermath of Empire (2009), qui n’a pas été traduit. Le débat porte en effet sur la définition du « collapse » (« effondrement », en français). Certes, de nombreuses sociétés, de la vallée de l’Indus aux cités ukrainiennes de l’âge du Cuivre, se sont effondrées car surdimensionnées. Mais les Mayas ont-ils disparu pour autant ? On parle toujours maya dans la péninsule mexicaine du Yucatan. De même, l’effondrement vers 1200 avant notre ère des palais crétois et des arrogantes cités mycéniennes a certes fait place en Grèce à des « âges sombres », mais ces territoires ont continué d’être habités, donnant naissance en peu de siècles aux cités grecques et à leurs systèmes politiques innovants. Seuls disparaissent, au grand dam des archéologues, palais luxueux décorés de fresques et tombes somptueuses aux masques en or, et avec eux les élites. Pour le reste de la population, ces âges n’ont pas forcément été si « sombres ».

Liées à la progression des extrêmes droites en Europe, on voit aussi fleurir aujourd’hui un certain nombre de publications et de réflexions idéologiques autour de la « Chute » de l’empire romain, comme Les derniers jours. La fin de l’empire romain d’Occident du journaliste Michel de Jaeghere, abondamment commenté dans des revues comme Valeurs Actuelles ou le Figaro Histoire. Cette supposée « chute », qui serait aussi celle de la civilisation tout entière, est évidemment attribuée au déferlement des « barbares » sur l’empire, alors même que l’archéologie et l’histoire relativisent désormais cet événement et plaident pour une transition beaucoup plus progressive et des réaménagements et brassages complexes et continuels.

Vers quel futur ?

Plus globalement, depuis qu’elles ont émergé il y a plusieurs millions d’années, les diverses formes humaines ont fait preuve d’une remarquable capacité d’adaptation, sinon de résilience, éliminant peu à peu toutes les autres espèces, soit volontairement pour celles jugées « nuisibles », voire « inutiles » pour notre alimentation ou nos loisirs, soit involontairement, par les effets, entre autres, des pesticides et de la pollution. L’homme a survécu aussi bien dans des climats extrêmes, traversant des périodes glaciaires et des changements climatiques notables. La remontée des eaux consécutive à l’actuel réchauffement climatique fera probablement disparaître le Bangladesh, la Hollande ou la Camargue, mais permettra la mise en culture de toute la Sibérie. Et dans tous les cas, l’alternance régulière, due aux oscillations cycliques de l’axe de la terre par rapport au soleil, de périodes glaciaires et interglaciaires devrait nous ramener à nouveau, dans trois à quatre mille ans, dans une période très froide où une grande partie de l’eau terrestre sera stockée dans les glaces. C’est du moins ce que montrent ce qu’on appelle les cycles ou paramètres de Milankovic.

Il est vrai que depuis le néolithique (soit depuis douze mille ans, une durée infime par rapport à celle de l’existence humaine) nous avons commencé à modifier non seulement des espèces végétales et animales, premières manipulations génétiques au moyen de la sélection, privilégiant à chaque génération les caractères jugés utiles (ainsi, en dix mille ans, le loup domestiqué a donné aussi bien le Saint-Bernard que le caniche nain) –, mais à agir également sur nous-mêmes, d’abord en transformant notre alimentation, en allongeant l’espérance de vie, et en commençant à pratiquer des formes d’eugénisme. Quels que soient les garde-fous, il paraît inévitable, à l’échelle des millénaires, que des manipulations génétiques soient pratiquées à large échelle – pour ne pas parler de l’intelligence artificielle et des hypothèses « transhumanistes ». Sans entrer dans ce débat en cours, sinon très à la mode, au moins deux visions s’opposent : une vision « optimiste » qui y voit effectivement un progrès continu et une « augmentation » des pouvoirs humains, et au contraire une vision « pessimiste », pour laquelle tout ceci marquera la fin de l’humanité actuelle.

Mais n’oublions pas non plus, dans tous les cas, que notre soleil aura disparu dans quelque cinq milliards d’années…

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