Après plus d’un an de crise sanitaire et des mois de confinements plus ou moins souples, l’expérience du télétravail est désormais acquise par une partie des salariés et son bilan peut être dressé. Qu’il ait été subi, qu’il ait été une révélation professionnelle, qu’il promette un tournant majeur dans l’organisation du travail ou qu’il se retrouve vite enterré au fil des retours au bureau, le télétravail a donné lieu à l’expression de toute une palette de vécus.
Dans le cadre de sa troisième enquête « Mon bureau post-confinement », la chaire Workplace Management de l’ESSEC Business School a choisi de questionner les éléments qui conditionnent les aspirations, les préférences et les perceptions des salariés télétravailleurs. Un souci particulier a été accordé au fait de donner une place aussi importante à la voix des employés qu’à celle de leurs dirigeants et managers.
Cette enquête a été réalisée entre le 21 et le 30 avril 2021 en ligne, auprès d’un échantillon de 1868 employés et utilisateurs de bureaux. Parmi eux, 58 % de femmes et 42 % d’hommes, âgés en moyenne de 39 ans. 75 % appartiennent à la génération Y (nés entre 1984 et 1996).
Dans sa globalité, l’échantillon d’enquêtés déclare avoir plutôt bien vécu cette dernière période de confinement (d’octobre 2020 à avril 2021) et de télétravail : 48 % l’ont assez bien voire très bien vécue et 22 % l’ont mal voire très mal vécue. Des différences notables apparaissent cependant au moment d’affiner l’analyse.
Résultats d’une auto-évaluation
L’insatisfaction manifestée suit en particulier une progression hiérarchique. 63 % des cadres dirigeants déclarent un ressenti positif sur cette expérience. En revanche, les cadres intermédiaires semblent plus modérés (seuls 52 % se disent plus efficaces) et les employés satisfaits par cette période de télétravail sont encore moins nombreux (39 % d’entre eux se sont estimés plus efficaces). Ces derniers témoignent d’ailleurs de la plus grande impatience à l’idée de retrouver leurs conditions de travail initiales (66 % des employés contre 55 % des cadres).
Cette différenciation hiérarchique s’avère plus prononcée parmi les femmes que parmi les hommes. Les écarts de perception selon la position hiérarchique sont en effet de 7 points entre cadres et employés masculins, et de 11 points entre cadres et employées féminines. Sur le plan de l’efficacité perçue, l’écart entre femmes atteint 17 points, soit 9 de plus qu’entre les hommes de différents postes.
De manière générale, le genre semble significatif. Les hommes déclarent ainsi avoir mieux vécu l’expérience que les femmes (55 % des hommes et 44 % des femmes à poste égal).
Il faut rappeler que les données exploitées résultent d’une auto-évaluation. Elles reposent sur le regard que chacun porte sur sa propre expérience et doivent ainsi être interprétées comme une représentation sociale et non comme des éléments objectifs. On peut ainsi envisager que les écarts que l’on constate entre hommes et femmes ou entre cadres et employés soient aussi eux-mêmes le produit de ces catégories sociales.
Les plus âgés enfin, sont ceux qui ont le mieux vécu cette expérience : respectivement 24 et 25 % des générations dites Y (27 à 40 ans) et Z (18 à 26 ans) disent avoir mal vécu cette période, contre 20 et 17 % des plus âgés (génération X – 41 à 56 ans – et baby-boomers – 57 à 76 ans). L’autonomie et l’expérience acquises avec l’âge et l’ancienneté ont pu être des garantes de la qualité de cette expérience professionnelle. Les plus jeunes apparaissent en effet comme ceux qui se sont le plus fréquemment sentis moins efficaces qu’auparavant (27 % de la génération Z).
Des aînés plus installés
Dans le monde du travail actuel, la maîtrise des outils collaboratifs et des technologies permettant la dématérialisation des tâches ont pu constituer des atouts fondamentaux. C’est ce qui explique également le fait que les baby-boomers soient les moins nombreux à s’être sentis plus efficaces qu’auparavant (35 % d’entre eux uniquement). En revanche, parmi les digital natives que sont les plus jeunes de l’échantillon, cette perception d’une efficacité accrue n’est étrangement pas majoritaire.
Les facteurs les plus souvent invoqués par ces derniers pour illustrer les difficultés inhérentes au télétravail portent principalement sur la réduction des opportunités professionnelles et l’impossibilité de développer son réseau lorsque l’on travaille à domicile. Chez les plus âgés, ces facteurs paraissent moins prégnants. Là où la carrière des juniors reste encore à envisager et à construire, celle de leurs aînés est plus installée et peut s’appuyer sur un réseau solide et sur une expérience de terrain concrète. Autant d’atouts qui se sont avérés cruciaux pour bien vivre cette période d’isolement professionnel.
Avenir du bureau
C’est surtout l’aspect social et l’émulation professionnelle que matérialise le lieu de travail dont le manque a été le plus préjudiciable auprès des plus jeunes. Ce sont eux qui manifestent la plus grande impatience de retrouver leurs conditions de travail initiales, loin devant leurs aînés (79 % des Z, 64 % des Y, 54 % des X et 58 % des baby-boomers).
Notons également que les plus jeunes, contraints de télétravailler depuis leurs petits appartements ou depuis le domicile familial, n’ont pas bénéficié du même confort et des mêmes habitudes domestiques que leurs aînés. Cela a immanquablement influé sur la façon dont ils ont subi ou bénéficié de ces quelques mois.
Le logement semble aussi un critère explicatif des chiffres observés pour les femmes. Celles dotées de fonctions managériales, plus habituées au télétravail, s’estiment plus efficaces que ne le font leurs collaboratrices, et l’ont sûrement été. Mieux équipées sur le plan domestique, parfois secondées dans les tâches quotidiennes qui leur incombent le plus souvent à l’échelle familiale, les femmes cadres s’avèrent aussi le plus souvent mieux logées que leurs adjointes et disposent d’espaces de travail et de vie plus favorables à la poursuite de leurs tâches professionnelles dans ce contexte perturbé.
L’articulation des conditions de vie et de travail occasionnée par cette relocalisation domestique des activités professionnelles interroge ainsi l’avenir du bureau tout autant que des espaces vécus, à différentes échelles, qu’ils soient résidentiels et urbains. Les nouvelles formes que prendront les bureaux de demain devront s’accommoder de cette diversité de perceptions et de manières d’habiter et de pratiquer l’espace, afin d’accorder à chacun et à chacune la place de s’épanouir professionnellement.