Menu Close

Le théâtre forain ambulant, un art populaire oublié

Les comédiens sur scène. Archives Carrière Léon, Fourni par l'auteur

Peut-être n’avez-vous jamais entendu parler de théâtre démontable ambulant forain. Il s’agit pourtant d’une forme théâtrale originale qui dévoile un pan captivant de l’histoire du théâtre en France. Forains par leur itinérance, démontables par leur structure, ces théâtres familiaux, sans attaches, ont circulé près de deux siècles dans les campagnes françaises, transmettant un art devenu désuet et incompris – sauf pour ceux qui l’ont connu.

À ne pas confondre avec le théâtre de foire parisien du XVIIIᵉ siècle, les théâtres démontables sont apparus pour la première fois en province à l’aube du XIXe siècle. Ils proposaient un éventail riche et complet de différentes pièces de théâtre : célèbres mélodrames, vaudevilles, comédies militaires, drames, hautes comédies, opéras et opérettes pour les troupes lyriques. Malgré cette hégémonie théâtrale dans la province française pendant plus de deux siècles, cette forme particulière sera volontairement ignorée, délaissée par les pouvoirs publics et mise à l’écart de la décentralisation théâtrale annoncée). À sa mort, dans les années 1960, le théâtre démontable tombe dans l’oubli et laisse des traces sensibles pour ces acteurs de toujours.

« Si tu ne vas pas au théâtre, le théâtre viendra à toi » proclame Jeanine Camp, artiste. Telle pourrait être la devise des théâtres ambulants démontables forains ! Ces artistes ne se contentent pas de proposer des spectacles sur de simples tréteaux en extérieur, mais ils se déplacent avec leur propre structure théâtrale. À la cadence d’environ quatre villes par an, un théâtre ambulant démontable rayonne dans toutes les régions de France. Entre 1918 et 1939, 200 théâtres étaient recensés, pour cinq villes annuellement traversées. Selon Lucien Caron, ancien artiste forain, dans la brochure des amis du théâtre démontable :

« Nous avons mille localités visitées. Chaque année ! Faites le compte pour seulement un demi-siècle. […] Combien de représentations données ? Faites le compte : quelques millions ! Combien de spectateurs touchés ? Des dizaines de millions ! Dont beaucoup ignoreraient tout du théâtre »,

Théâtre Cavalier. Archives de la famille Cavalier, Author provided

Les grandes familles des théâtres démontables

Au XIXe siècle, en France, on retrouve tous types de théâtres ambulants. Il est possible de croiser sur les routes du pays des « baraques » géantes et d’autres bien plus modestes) La famille est la base de ces troupes itinérantes, la dimension des établissements varie en fonction de la taille de celle-ci. Le théâtre est transmis de génération en génération, porté par de grandes dynasties : les Delamarre, les Creteur-Cavalier, les De Blasiis, les Durozier…

Imaginez une construction imposante, rectangulaire, faite de panneaux verticaux en bois, de dimensions variables. (12 à 30 mètres de long et jusqu’à 10 mètres de large, pour les plus grandes). Au centre de la façade se trouve « le contrôle » un espace réservé à la billetterie, et à l’entrée du public. Le contrôle est toujours soigneusement orné de l’enseigne portant le nom de la famille. A côté de cela, autour de la « baraque », on peut voir s’installer les caravanes d’habitations, ainsi que le convoi.

À l’intérieur de la salle, la scène se dresse sur l’un des côtés. L’espace principal est composé d’un plancher incliné rempli de gradins, ou chaises de confort variable pour accueillir le public. En fonction de la taille du dispositif, la salle accueille de 200 à 1 000 spectateurs. Les déménagements, démontages, voyages, montages, leurs imposaient environ cinq jours de relâche.

Montage en 1934 à Remiremont. Archive Lamarche, Author provided

Des enfants de la balle

La famille Creteur/Cavalier est l’une de ces grandes familles itinérantes. Au moins 3 ou 4 générations de Creteur se sont vouées corps et âme au métier de comédien itinérant. « Toute une vie de SDF au vrai sens du terme, passée à rouler et à jouer », résume Jean. (Jean Creteur, Mon théâtre forain) À son apogée, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, leur établissement prend vie et se déplace à la faveur d’un convoi de 12 à 15 caravanes, pour transporter jusqu’à 20 personnes, 700 costumes, et une multitude de décors. L’organisation est millimétrée, chacun avec un rôle définit, le hasard n’a pas sa place. « Il fallait savoir tout faire : bricoler, réparer, peindre, gérer et jouer, explique Jean. Notre arrivée pouvait faire peur aux riverains. À la fin, ils ne voulaient plus nous laisser partir ! ».

Un répertoire polémique

Mon curé chez les riches, Tire au flanc, La dames aux camélias ! : autant de titres qui nous donnent une idée du répertoire des théâtres forains. Un mélange de mélodrames populaires, de drames classiques, de comédies et d’opérettes. Loin de la programmation des théâtres parisiens, les pièces des théâtres ambulants peuvent paraître moins sérieuses et plus légères, mais dès lors que l’on prend connaissance de la popularité de ces théâtres, il est indéniable que ces pièces trouvaient un écho auprès des spectateurs.

Si nous prenons encore l’exemple de Jean Creteur, célèbre banquiste : il a joué dans plus de 170 pièces et il comptabilise plus de 400 rôles dans sa vie. Quel comédien aujourd’hui pourrait se vanter d’un tel répertoire ?

D’autant qu’à cette époque, la Société des auteurs et compositeurs dramatiques (SACD) censurait de façon arbitraire certains théâtres provinciaux, il leur était interdit de monter des pièces modernes. Sans motif, elle refusait ce répertoire, sans doute jugé trop réputé pour être joué par des « saltimbanques ». Toutefois, le public n’en est pas moins nombreux, celui-ci étant ravi de pouvoir apprécier des pièces dans lesquelles il peut s’identifier.

Une popularité inégalable

« À la jonction de l’ancien et du nouveau siècle. Il y avait très peu de voitures, pratiquement pas de moyen de locomotion, hormis le train. Le théâtre démontable est né dans un contexte où il avait toutes ses chances pour que cela fonctionne. » (Lucien Caron)

Il faut bien se mettre dans l’ambiance de l’époque. La télévision n’existe pas encore, un théâtre arrive dans notre ville, les places sont à un prix dérisoire, nous y allons une première fois par curiosité et puis le théâtre reste deux mois sur la place, alors, chaque soir nous retournons afin de voir dans quelles nouvelles histoires vont se retrouver les comédiens. Tout comme notre série préférée, ou le téléfilm du dimanche, les théâtres démontables étaient la seule distraction des habitants du village : un art populaire à l’état pur. Mais qu’est-ce que le théâtre populaire ?

« Ni plus ni moins que le théâtre du peuple, qui concerne le peuple, qui appartient au peuple. » proclame Lucien Caron dans la brochure des amis du théâtre démontable.

Théâtre Lamarche, intérieur. Archives Lamarche, Fourni par l'auteur

La fin du théâtre démontable

Le théâtre démontable forain est né en France dans une période postrévolutionnaire propice à la nouveauté. Leur mise à l’écart, le rejet des institutions dites classiques n’empêchent pas son âge d’or. Durant près de deux siècles, des familles foraines apportent une vie théâtrale sur tout le pays. Au sommet de son apogée, le théâtre forain sera confronté à de nombreux obstacles : les deux guerres mondiales, les nouvelles normes de sécurité, et sans doute le plus fatal, l’arrivée de la télévision. Ces difficultés le mettent à mal et entraînent sa fin dans les années 60.

Avec les trente glorieuses, la société est en plein essor et la politique de décentralisation permet le développement et la diffusion du théâtre dans les régions. Pourtant, on ne se soucie pas du théâtre démontable forain qui propose déjà des spectacles populaires dans l’ensemble du pays depuis deux siècles et qui est en pleine agonie. Une agonie, le mot est fort, mais représente parfaitement le traumatisme subi par la majorité des familles de « démontables ».

De façon indéniable, le théâtre ambulant a été un fait de société, son histoire fait partie de l’histoire universelle du théâtre. Il est impossible de le nier. Simplement parce que cette forme d’activité artistique était liée aux « gens du voyage », aux forains, on tend à la considérer comme un art mineur par rapport au « vrai théâtre », entendu comme le théâtre légitime socialement. On insiste souvent sur l’idée que la France était dépourvue de tout théâtre en province avant la fameuse décentralisation théâtrale d’après-guerre, mais les théâtres forains ambulants démontrent qu’il n’en était rien.

Want to write?

Write an article and join a growing community of more than 182,100 academics and researchers from 4,941 institutions.

Register now