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Le travail, ultime lieu de fabrique de la politique (et de l’abstention) ?

A l'entre-deux tours, le 26 avril 2017, Marine Le Pen avait créé la surprise en rendant visite aux ouvriers et employés de l'usine Whirlpool à Amiens, bastion du candidat Macron qui s'y trouvait au même moment. AFP

Les derniers sondages mettent en avant une forte proportion d’abstentionnistes, près de 30 %, dès le premier tour de l’élection présidentielle. Si les travaux de sociologie électorale, notamment en France, insistent sur l’existence de « variables lourdes » de l’abstention, les relations entre la participation électorale et le travail, malgré ses mutations, sont toujours structurantes.

Ainsi les caractéristiques socioprofessionnelles et les conditions d’emploi et de travail constituent des facteurs déterminants du (non-)vote. De même, les engagements collectifs et revendicatifs des salariés dans leur travail, s’ils sont moins nombreux qu’auparavant, vont de pair avec une mobilisation électorale plus importante.

Pour autant, comprendre ce qui peut se jouer au travail en termes de mobilisation électorale nécessite d’adopter une approche pluridimensionnelle du travail, en prenant en compte de manière assez fine la position socioprofessionnelle d’un individu, mais aussi le secteur d’activité dans lequel il évolue, ses conditions de travail et d’emploi (temps de travail, contrat de travail, autonomie au travail, satisfaction dans le travail, reconnaissance du travail…) ou son engagement collectif au travail.

Celui-ci se définit ici comme l’ensemble des pratiques et expériences visant à démocratiser, même marginalement, l’entreprise et à y étendre les logiques de la citoyenneté politique.

Atomisation des collectifs de travail

Sans prétention à l’exhaustivité, il convient de rappeler plusieurs mutations qu’ont connues le travail et l’emploi depuis plusieurs décennies et qui ont eu des conséquences directes sur les possibilités et l’efficacité de l’action collective, et notamment syndicale, sur le lieu de travail.

La première est une atomisation des collectifs de travail qui résulte de plusieurs processus. On pense tout d’abord à la réduction de la taille des établissements, notamment du fait du déclin des grandes concentrations d’emplois industriels qui constituaient les principaux bastions syndicaux. On peut ensuite mentionner le recours accru à la sous-traitance qui concerne désormais la majorité des entreprises selon l’Insee. De plus en plus de salariés qui, bien que travaillant sur un même lieu, appartiennent à des entreprises différentes ou, au contraire, bien qu’appartenant à une même entreprise, travaillent sur des lieux différents.


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Ceci contribue à affaiblir les logiques de métier et d’entreprise, qui sont aux fondements de toute action collective au travail. De même, dans le secteur public, outre la sous-traitance, la diversification des statuts – avec le recrutement croissant de salariés en contrat de droit privé –, participe à affaiblir les identités professionnelles qui peuvent être porteuses de cultures syndicales.

On peut enfin citer la précarisation de l’emploi avec le recours croissant à des contrats précaires (CDD, intérim ou autres…), en particulier parmi les jeunes salariés. Or, cette précarité limite l’intégration dans un collectif de travail et les sociabilités qui en découlent. Elle rend aussi plus difficile pour les salariés le fait de penser ensemble. Même en dehors de l’entreprise, elle va de pair avec un moindre ancrage dans la vie locale. Elle éloigne enfin les salariés de l’action syndicale, mais aussi des discussions politiques, soit parce que celles-ci sont moins nombreuses, soit parce que le fait d’y participer ou d’en initier est plus risqué.

Le « rapport salarial » au prisme de l’individualisation

Une deuxième mutation, connexe à la première, est une transformation du « rapport salarial », défini comme l’échange de la force de travail et de la subordination à l’employeur d’un salarié contre un salaire. En effet, on assiste de plus en plus à une individualisation de la gestion des ressources humaines et, en particulier, des carrières et des rémunérations, avec le développement de primes individualisées aux dépens d’augmentations collectives de salaires.

Cette individualisation affaiblit le sentiment d’appartenance à un collectif de travail ainsi que l’action collective sur le lieu de travail, car celle-ci est perçue comme moins utile. Individualisé, le rapport salarial se trouve aussi de plus en plus déséquilibré : les « négociations » entre salariés et employeurs sont fortement contraintes par les faibles marges de manœuvre dont disposent nombre d’employeurs parce qu’ils sont dans une situation de sous-traitance, parce qu’ils dépendent de subventions publiques ou encore parce qu’ils dépendent de logiques actionnariales.

L’engagement syndical est moins important ces dernières années. Ici, une manifestation de la CGT à Nantes pour une revalorisation salariale le 17 mars 2022. Loic Venance/AFP

Ce déséquilibre engendre, de la part des salariés insatisfaits de leurs conditions de travail et d’emploi, de « l’exit » (démissions, demandes de ruptures conventionnelles, absentéisme, refus d’heures supplémentaires, refus des objectifs de production ou de vente…) ou de la « voice » individualisée (recours aux prud’hommes ou à l’inspection du travail).

La « voice » collective est au contraire très faible et ne passe que rarement par les canaux prévus à cet effet, à commencer par les instances représentatives du personnel.

Le déclin de l’autonomie des salariés

Une troisième mutation sur laquelle il nous semble important de revenir est le déclin de l’autonomie des salariés dans leur travail, et notamment pour les moins qualifiés d’entre eux. Le travail non autonome est appréhendé par l’économiste Thomas Coutrot comme une activité répétitive ne permettant ni de déroger à un respect strict des consignes, ni de faire varier les délais, ni d’interrompre son travail quand on le souhaite, ni d’apprendre des choses nouvelles, ni de développer ses compétences dans le travail. Or, une faible autonomie au travail se traduit par une passivité sur le plan civique.

Ces différents processus permettent d’expliquer pourquoi les engagements collectifs des salariés sur leur lieu de travail sont de moins en moins nombreux, avec notamment un déclin de la syndicalisation dans les années 1980, un recul de la conflictualité gréviste ou, plus récemment, un recul de la participation aux élections professionnelles.

Conditions de travail et d’emploi sur le vote

Plusieurs travaux récents ont montré que la participation électorale des salariés dépend de leur position professionnelle, mais aussi de leurs conditions de travail et d’emploi. Les employés et les ouvriers, qualifiés et surtout non qualifiés, sont les groupes les plus en retrait de la pratique électorale alors que les cadres du privé et les salariés du public, notamment les agents de catégorie A, sont à l’inverse plus mobilisés dans les urnes.

Ces écarts de participation sont certes réduits lors des scrutins présidentiels, mais, lors de scrutins moins mobilisateurs, ces écarts sont bien plus importants. Pour ne donner qu’un exemple, lors des élections législatives de 2017, 68,4 % des agents de catégorie A de la Fonction publique et 64,4 % des cadres du privé ont voté au premier tour selon l’enquête Participation électorale de l’Insee, contre seulement 45,3 % des employés du privé, 42,3 % des ouvriers qualifiés du privé et 38,7 % des ouvriers non qualifiés du privé. Il convient toutefois de ne pas se limiter à une analyse en termes de groupes socioprofessionnels car ceux-ci sont hétérogènes tant socialement qu’électoralement comme l’a démontré Camille Peugny pour les employés et les ouvriers.

La précarité, facteur d’abstention

La précarité de l’emploi semble d’ailleurs être une variable encore plus structurante. En effet, même lors des scrutins présidentiels, lors desquels la mobilisation est forte et les inégalités sociales de participation plus faibles, les salariés précaires participent moins que leurs collègues en contrat stable. Une analyse statistique plus poussée montre de plus que cette différence ne s’explique pas par le plus jeune âge des salariés précaires ou par leurs moindres qualifications.

Ainsi, selon l’enquête Participation électorale de l’Insee, seuls 74,1 % des salariés précaires ont voté au premier tour de l’élection présidentielle de 2017 contre 86,3 % des salariés en contrat stable.

De la même manière, le rôle de l’autonomie au travail n’est pas négligeable. Ainsi, les salariés déclarant travailler toujours ou souvent de manière répétitive ou à la chaîne – signe d’une faible autonomie dans le travail –, s’avèrent moins participants électoralement que le reste des salariés (60,6 % contre 70,4 % aux élections régionales de 2015 selon l’enquête Statistiques sur les ressources et conditions de vie de l’Insee), différence qui persiste à situation sociale et professionnelle égale. Selon Thomas Coutrot :

« les salariés aliénés dans leur travail et dépourvus de capacité d’action du fait d’une organisation rigide et d’un travail appauvri et répétitif, se sentent également impuissants dans la sphère politique et ne voient pas l’intérêt d’aller voter »

Les discussions politiques au travail, véritables stimuli électoraux

Encore peu de travaux se sont intéressés à ce qui se joue effectivement, lors des périodes électorales, sur le lieu de travail. Les quelques analyses insistent sur le poids des discussions politiques entre collègues de travail. Celles-ci ne sont pas rares, a fortiori en période de campagne électorale. Ces discussions peuvent directement constituer des « rappels à l’ordre » électoraux en favorisant la participation ou l’inscription. Elles peuvent aussi, en portant sur des questions d’actualité ou sur le travail en soi, encourager la diffusion de jugements moraux, de valeurs ou l’identification à un groupe ou à une classe sociale comme le montrent certains « portraits d’électrices et d’électeurs ordinaires » présentés dans l’ouvrage Voter par temps de crise.

Dans les années 30, c’est le travail de militants syndicaux devenus aussi hommes politiques comme Ambroise Croizat qui fut à l’origine de mesures comme la Sécurité Sociale ou encore les retraites. AFP

Une autre dimension du travail jusqu’ici peu étudiée en France est l’engagement collectif des salariés. Pourtant, un certain nombre de travaux ont mis en évidence, dans le cas américain ou à l’échelle européenne, des relations positives entre la participation électorale et l’adhésion ou la présence syndicale.

Néanmoins, dans le cas français, on constate que l’adhésion syndicale ne semble pas constituer en soi un vecteur de mobilisation électorale. Certes, selon l’enquête SRCV 2016, l’écart de participation aux élections régionales de 2015 entre syndiqués et non syndiqués s’élève à 9,6 points, mais cette différence n’est pas significative à situation sociale et professionnelle égale et après prise en compte des autres formes d’engagement au travail.

Cela s’explique par le fait que l’adhésion syndicale, même minoritaire, recouvre une grande variété d’engagements plus ou moins importants. Rappelons ainsi que plus de la moitié des adhérents des syndicats ne prennent jamais ou seulement rarement part aux activités de leur organisation.

De la même manière, la présence syndicale, même si elle est plus répandue puisque 44,6 % des salariés déclarent qu’un syndicat est présent sur leur lieu de travail selon l’enquête SRCV 2016, ne va pas significativement de pair avec une participation électorale plus importante. En effet, si l’écart de participation s’élève à 8,6 points aux élections régionales de 2015 entre les salariés déclarant qu’un syndicat est présent sur leur lieu de travail et ceux déclarant qu’aucun syndicat n’est présent sur leur lieu de travail ou dans leur entreprise, cette différence n’est là encore pas significative à situation sociale et professionnelle égale et après prise en compte d’autres formes d’engagement au travail.

De l’élection professionnelle aux urnes « politiques »

Nos analyses semblent indiquer que c’est moins l’adhésion ou la présence syndicale en soi que les pratiques collectives qu’elles encouragent – du vote professionnel au recours à la grève –, qui vont de pair avec une mobilisation électorale plus importante lors des scrutins politiques. Ainsi, selon l’enquête SRCV 2010, 67,4 % des répondants salariés ayant fait grève dans l’année précédente ont voté aux élections régionales de 2010 contre 62,1 % des répondants qui n’ont pas participé à une grève alors qu’il y en a eu une sur leur lieu de travail et 56,9 % des répondants qui n’ont pas connu de grève sur leur lieu de travail. Cependant, le recours à la grève est très minoritaire, encore plus que l’adhésion syndicale. De plus, la relation entre participation gréviste et participation électorale ne se vérifie pas pour tous les scrutins.

Pour terminer, le fait d’avoir voté aux dernières élections professionnelles – pratique de participation la plus répandue et déclarée par 43,9 % des répondants salariés dans l’enquête SRCV 2016 –, va systématiquement de pair avec une participation électorale plus importante : selon l’enquête SRCV 2016, 75,7 % des répondants qui ont déclaré avoir voté aux dernières élections professionnelles ont également déclaré avoir voté lors des élections régionales de 2015 contre 58,1 % de ceux qui, bien que confrontés à un scrutin professionnel, ont déclaré s’y être abstenus et 62,9 % de ceux qui ont déclaré ne pas avoir été confrontés à un scrutin professionnel, différences qui restent significatives à situation sociale et professionnelle égale.

Quand les engagements au travail compensent la précarité de l’emploi

Enfin, prendre en compte, dans l’analyse, les engagements collectifs des salariés dans leur travail fait apparaître un résultat particulièrement intéressant. Il semble en effet que, à engagements au travail égaux, les salariés précaires n’ont pas plus de chances de s’abstenir aux scrutins politiques que les salariés stables.

C’est dès lors la plus faible participation des salariés précaires à la vie démocratique de l’entreprise et du collectif de travail, souvent rendue impossible ou plus difficile par leur statut, qui explique en grande partie leur retrait des urnes lors des scrutins politiques.

Le travail, comme activité, mais aussi comme milieu social où peuvent éventuellement se déployer certaines formes d’engagement, semble bien encore constituer un espace où se jouent la mobilisation des citoyens.

Analyse du film « Le Sel de la Terre », 1954.

Ainsi, les caractéristiques socioprofessionnelles, les conditions de travail et d’emploi ou encore les pratiques inégales d’engagement collectif au travail constituent encore des déterminants de l’abstention. Les mutations qu’ont connues le travail et l’emploi depuis plusieurs décennies ainsi que leurs conséquences sur les possibilités et l’efficacité de l’action collective sur le lieu de travail sont dès lors l’un des multiples facteurs de l’abstention.

À ce titre, les bouleversements des conditions de travail induits par la crise sanitaire (recours massif à un télétravail permanent, démultiplication des arrêts de travail…) pourraient bien participer à un nouveau déclin de la participation électorale à l’occasion du scrutin présidentiel à venir. Pour lutter contre l’abstention, loin des remèdes techniques, il convient sans doute de redynamiser les collectifs de travail, d’encourager l’action collective en entreprise, de limiter la précarité de l’emploi ou encore de « libérer le travail » pour reprendre l’expression de Thomas Coutrot.

Pour autant, le travail ne doit pas être isolé des autres sphères sociales comme l’ont montré, à propos de l’orientation du vote des salariés, les auteurs du Collectif Focale.

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